Exigence

Mon libraire





Accueil > Textes > Nouvelles et Poèmes > La voix de la raison

La voix de la raison
6 octobre 2004, par Soleiman Adel Guémar

Au début, il ne voulait rien savoir. Il tenait sa plume à la façon d’une Kalachnikov pointée sur tout ce qui lui paraissait suspect.

Il ne pouvait comprendre qu’on puisse devenir, si vite, aussi gras, aussi bête et méchant. Ainsi, Ayane Kilokhrine tirait à bout portant sur ceux qui, selon ses propres dires, avaient « vendu pour pas cher les feuilles d’automne au plus offrant d’entre les vents », faisant référence, sans doute, aux idéaux de la révolution de Novembre 1954 qu’il estimait trahis par une caste dominante sans foi ni loi. Il éprouvait un plaisir fou lorsqu’il réussissait à pondre un article nitroglycérine et dormait alors profondément, en rêvant de lendemains meilleurs.

Le matin, il allait au devant des fades réalités, prêt à en extraire le fuel qui alimentait sa rage. Mais au « Gentil Citoyen », il y avait longtemps que les journalistes n’écrivaient plus rien. Ils se contentaient de transcrire et, surtout, de signer les dépêches tombées sur les télescripteurs. Pour le reste du temps, ils allaient grossir les queues devant les magasins d’alimentation générale.

Lui, toujours avec la même obstination, frappait à la porte du rédacteur en chef en espérant que sa voix puisse, un jour, élire domicile fixe (à la mesure de sa révolte) au sein du journal où il travaillait depuis dix ans déjà. A la rubrique nécrologique !

Quand bien même, Ayane Kilokhrine était gentil (tous les journalistes du « Gentil Citoyen » sont gentils), il a fini par réagir. Il eut, une fois, l’idée subversive d’inverser l’ordre hiérarchique des morts et l’exécuta sur le champ. Mais on s’en aperçut à temps et il a fallu reprendre tout le travail. Tout le monde au journal savait qu’il n’avait dû son salut que grâce à l’intervention d’un ami d’enfance, officier de son état.

Et pendant que le soleil brillait toujours aussi bas sur toute l’étendue du pays, ses collègues continuaient de signer frénétiquement les dépêches tombées sur les télescripteurs en les transcrivant intégralement. D’ailleurs, personne n’achetait plus le « Gentil Citoyen » depuis fort longtemps , sauf les administrations publiques et les autres institutions de l’état qui étaient
obligées de s’y abonner à raison d’un minimum de mille exemplaires par jour.

Les queues devant les magasins d’alimentation générale s’allongeaient, s’allongeaient. Et Ayane Kilokhrine, aussi sonné qu’un boxeur amateur au dixième round (!), s’enticha de Fahma, une jolie fille, qui se chargea de lui inculquer les rudiments de l’ambition. Ne pouvant résister longtemps, il baissa complétement sa garde et reçut, du coup, un charmant crochet (fatal) au menton.

Depuis ce jour, il n’entend que les cui-cui des oiseaux, ne jure que sur la tête de ses enfants, transcrit et signe machinalement les dépêches tombées sur les téléscripteurs du « Gentil Citoyen ».

- S.A.G.-

Un message, un commentaire ?

Forum sur abonnement

Pour participer à ce forum, vous devez vous enregistrer au préalable. Merci d’indiquer ci-dessous l’identifiant personnel qui vous a été fourni. Si vous n’êtes pas enregistré, vous devez vous inscrire.

Connexions’inscriremot de passe oublié ?


©e-litterature.net