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Notre ami le roi d’Espagne
21 mars 2004, par Philippe Nadouce

Notre ami le roi d’Espagne
Grandeur et décadence (1ère partie)

par Philippe Nadouce

« Celui qui contrôle le passé contrôle le futur ; et celui qui contrôle le présent contrôle le passé - répéta Winston, obéissant. »
George Orwell - 1984

Depuis l’arrivée au pouvoir de Juan Carlos I, le 22 novembre 1975, il y a plus d’un quart de siècle, aucun journal espagnol, aucune revue à sensation nationale ou européenne n’a eu l’occasion de révéler le moindre scandale financier, la moindre incartade conjugale ou conduite immorale d’un seul des membres de cette famille modèle. Après 28 ans de règne, il fait littéralement l’unanimité et attire la vive sympathie de la majorité du peuple espagnol qui reconnaît en lui un roi accessible et près du peuple. La solidarité dont il a fait preuve le jour même des attentats atroces du 11 mars 2004, illustre cette réputation d’accessibilité.
Mais ce vernis de respectabilité perd de son lustre et se craquelle sous l’effet des vastes secousses provoquées par les scandales qui, depuis le début des années 80, défraient la chronique de cette jeune démocratie .

En 1948, Juan Carlos arrive en Espagne -il a dix ans-, envoyé par son père qui, en accord avec Franco, a décidé de lui donner l’éducation due à son rang. Education essentiellement militaire ; tout d’abord en 1955, il entre à l’Académie militaire de Zaragoza, puis en 1957, à l’École Navale de Marín et un an plus tard à l’Académie Générale de l’Air de San Javier. Sa formation politique, économique et diplomatique se terminera en 1961 et aura été entièrement dominée par les influences du tout puissant Caudillo qui, le 22 juillet 1969, le désigne comme son successeur avec le titre de roi. A aucun moment durant ses années de formation, ce jeune homme timide et discret n’aura fait preuve d’infidélité ou d’ingratitude envers celui à qui il doit tout. Les images d’archives le montrent d’ailleurs toujours dans une attitude soumise, un peu en retrait du dictateur… Une tragédie pourtant, contribuera à assombrir ces années captivantes d’ascension vers le pouvoir. En 1956, lors d’une partie de tir à Estoril, (Portugal), Juan Carlos qui a alors 18 ans, tue son frère cadet Alfonso d’un coup de carabine. Accident funeste qui sans aucun doute contribua à noircir son caractère et qui expliquerait en partie cette mélancolie coupable qui le caractérise dans les images d’archives. Mais la vie reprend ses droits et sa lente ascension continue jusqu’au 15 juin 1971, où il est désigné par une loi pour remplacer le chef de l’État en cas d’absence ou d’incapacité… Et c’est finalement le 22 novembre 1975, deux jours après la mort de Franco, qu’il est proclamé roi d’Espagne par le Parlement espagnol.

Un accueil mitigé

La popularité dont jouit Juan Carlos en ce début de troisième millénaire, monarque accessible, détendu, sans façon et qui va même jusqu’à attirer la sympathie de ceux qui voient dans la monarchie une institution anachronique, était pratiquement nulle lorsqu’il prit les rennes du pays en 1975.

En effet, ce nouveau chef de l’État espagnol, jeune et inexpérimenté donne l’image d’un personnage faible, forgé dans l’ombre du Caudillo, « page blanche », pâle marionnette qui avait juré fidélité au Mouvement National franquiste et dont l’acceptation du trône ressemblait à une usurpation. Selon la logique de la succession, le roi légitime, n’était autre que son propre père, le comte de Barcelone, qui en plusieurs occasions avait réclamé à Franco le rôle qui lui était dû ; un vœux auquel le vieux dictateur s’opposera toujours. Don Juan de Bourbon s’exilera en Suisse jusqu’à la mort du Caudillo et maintiendra jusqu’à cette date des relations plutôt distantes avec son fils ; l’harmonie domestique et les relations entre les deux hommes retrouveront une certaine « normalité » en mai 1977, lorsque le père cède officiellement au fils ses droits dynastiques…

Mais l’affaire n’en était pas réglée pour autant ; à ce statut d’usurpateur venait s’ajouter le fait que Juan Carlos I n’avait aucune légitimité démocratique… L’étape fasciste en Italie s’était soldée, à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, par un référendum qui avait laissé aux Italiens le droit de choisir leur propre système politique. Les Espagnols, eux, en avaient été outrageusement privés…

On se faisait donc peu d’illusion à gauche et dans les cercles revenus de l’exil, sur ce jeune roi dont la biographie s’enracinait dans le terreau nauséabond de l’ancien régime et les soupçons de certains opposants trouvèrent de quoi se renforcer quand le monarque désigna un franquiste fanatique, M. Sabino Fernández Campo, comme administrateur en chef de la nouvelle Maison Royale.

Juan Carlos devait faire ses preuves et sa marge de manœuvre était plutôt réduite entre les forces qui avaient contribué à le mettre en place et entendaient être copieusement servies en retour et les partis démocratiques méfiants qui attendaient de lui un faux pas pour remettre en cause cette monarchie constitutionnelle bâtarde qui voulait cimenter une fragile réconciliation nationale.

La transition démocratique qui succéda à la dictature de Francisco Franco, démantela le Franquisme et « permit la restauration de la démocratie par une voie complexe et graduelle contrôlée par des personnes étroitement liées à la dictature » . L’installation de ce nouveau régime laissa la part du lion à l’oligarchie d’antan qui, de par la structure économique très spécifique de l’Espagne, possédait la quasi-totalité des ressources nationales. En s’alliant à de puissants groupes de communications aux ramifications européennes, les dominants, bénéficiant de l’incontestable légitimité démocratique des urnes, assurèrent une certaine « continuité » sous le masque de la démocratie. En tant qu’ « institution phare » du nouveau système légitimé, la couronne prit une part active dans cette redistribution des rôles et des richesses.

L’indigence d’hier, le luxe d’aujourd’hui.

Jesús Cacho, journaliste du quotidien El Mundo et de l’hebdomadaire Época, déclare dans son livre « El negocio de la libertad » : « Ce monarque pauvre qui en 1975 se responsabilisa de la couronne d’Espagne en jurant sur la Constitution (sic) est aujourd’hui un homme riche ». Cette affirmation est étayée par des faits et des chiffres totalement irréfutables apparus, notamment, dans la revue Eurobusiness. En 2002, ce magazine met Juan Carlos au septième rang des monarques les plus riches d’Europe avec une fortune personnelle de 1,79 milliards d’euros. Avant 1975, l’indigence du futur roi était telle que beaucoup de monarchistes et de grands d’Espagne avaient contribué à le maintenir à flot. Certes, la Couronne espagnole est aujourd’hui infiniment moins riche que les grandes familles bourgeoises, que l’oligarchie bancaire du pays ou que ses consœurs européennes. Mais en laissant là tout relativisme, la provenance de cet argent reste en partie un mystère.

Le Budget Général de l’État espagnol qui se charge du maintient de la Maison Royale lui verse approximativement un peu moins de 10 millions d’euros par an. En admettant que le roi et sa famille aient épargné la totalité de cet argent tout au long de leurs 28 ans de règne, la somme totale ne dépasserait pas 270 millions d’euros, quantité ridicule comparée au 1,79 milliards attribués officiellement au roi. Les avis, bien évidemment, sont partagés mais Jesús Cacho est le seul à y apporter une explication courageuse : « Cette situation de pénurie, que beaucoup de monarchistes considéraient impropre de l’institution que le nouveau roi représentait, donna lieu à une certaine générosité au moment de valoriser des initiatives visant à proportionner à la Maison les moyens matériels adéquats à ses hautes fonctions. Personne ne regarda à la dépense, en somme, au moment où il fut possible que le roi commençât à consolider un petit patrimoine » .

La consolidation du petit patrimoine en question, serait venu, toujours selon l’auteur, de commissions reçues sur d’énormes contrats d’importation de pétrole brut.

Les accointances de Juan Carlos I

Ces miraculeuses rentrées d’argent, dont la valeur en dollars devint vite vertigineuse étaient dues, en partie, aux bons conseils de ses proches collaborateurs, des hommes d’affaires et des banquiers qui tous, sans exception, seront impliqués dans les plus grands scandales financiers du Philippisme .

Les deux plus importants furent Manuel Prado y Colón de Carvajal, (Manolo) et le président de la Banque Nacional de Crédito, Mario Conde.

Prado, descendant du grand découvreur Cristobal Colón, ami intime du monarque dans les premiers temps de la démocratie et officiellement reconnu comme son homme de confiance pour ne pas dire son « homme de paille ». C’est notamment lui qui fut chargé de signer les contrats pétroliers mirobolants dont nous parlions il y a un instant. Lui encore qui prit en charge les préambules de l’installation du groupe Ford en Espagne et rencontra Kissinger après la mort de Franco. Outre ce rôle d’intermédiaire auprès des grandes multinationales, « Manolo » spéculait dans l’immobilier. Les fonds pour ces transactions furent en partie apportés par les monarchies corrompues du Golf Persique et du Moyen-Orient .

C’est ainsi qu’au tout début de la transition démocratique, il obtint des princes saoudiens un prêt sans intérêts de cent millions de pesetas (600.000 euros) qui fut malencontreusement engloutis dans une sombre affaire immobilière. Mais les faux pas de « Manolo » furent rares et il sut se maintenir une vingtaine d’années dans le petit groupe des intimes du roi jusqu’au macro scandale du groupe Torras, filiale de la multinationale koweïtienne KIO ; scandale qui atteint des proportions encore jamais connues en Espagne et qui pour la première fois éclaboussa la maison royale.
Lors de l’agression du Koweït par les troupes de Saddam, le groupe Torras déboursa 55 milliards de pesetas (soit 350 millions d’euros) qui disparurent ensuite mystérieusement. L’intermédiaire chargé de convaincre la famille régnante Al-Sabah que l’état espagnol, moyennant finance, pouvait laisser les Américains utiliser sans restriction leurs bases militaires pour faciliter la victoire des occidentaux, n’était autre que Prado y Colón de Carvajal. Le conflit une fois terminé, une autre branche de la famille Al-Sabah accéda au pouvoir, découvrit l’affaire et la démesure des paiements. Ils dénoncèrent immédiatement les faits à la cour de justice internationale de Londres puis à Madrid. Le président de la filiale espagnole, Grupo Torras, Javier de la Rosa, fut sommé d’expliquer où était passé l’argent. Au cours de ces aveux, il déclara au tribunal qui le jugeait à Londres qu’il avait donné entre autre, 100 millions de dollars à Manuel Prado y Colón de Carvajal comme rétribution pour ses activités de conseiller du groupe Torras. Cette incroyable justification convainquit inexplicablement les koweïtiens qui n’inclurent pas Prado dans la liste des principaux auteurs de l’escroquerie… Aujourd’hui encore, les millions en question restent introuvables.

Mais l’aspect de l’affaire qui contribua le plus à tacher l’image de la couronne d’Espagne fut la découverte d’enregistrements de conversations téléphoniques entre Prado et des dignitaires koweïtiens où il était notamment question de Juan Carlos I. Prado, soucieux d’être définitivement mis hors de cause par les tribunaux de Londres et la presse madrilène, y demandait une lettre officielle du Koweït mentionnant qu’il n’avait bénéficié d’aucun des paiements effectués par KIO ! Ces conversations enregistrées par une faction rivale de la famille gouvernante furent mises en circulation et après d’infinies péripéties, tombèrent dans les mains du ministère de l’Intérieur espagnol qui les authentifia puis les donna à la justice. Ces enregistrements sont truffés d’allusions à « mon patron », « mon ami », « le patron », « Sa majesté », etc.

La presse de la droite réactionnaire (ABC et plus récemment La Razón) conclut que le roi avait été une victime de financiers véreux et sans scrupules qui s’étaient servis de façon éhontée du nom du roi pour conclure leurs sordides affaires, etc., en utilisant notamment les « sceaux » et le papier à entête de la maison royale…

L’affaire Mario Conde

Mario Conde est l’exemple type du golden boy que la société des années 80 réclamait et déifiait. En France, ce personnage pourrait être incarné par Bernard Tapie. Ce petit étudiant en économie et gestion qui fut ensuite avocat fit fortune en se mariant avec la fille du propriétaire d’une grande entreprise pharmaceutique italienne (Antobiotico) qui était officieusement en difficulté. En 1986, une fois à la tête de la firme, un excellent travail de spéculation lui permit d’en tirer le bénéfice colossal de 450 millions de $ (une partie de la fraude fut découverte des années plus tard mais le délit avait prescrit). Il acheta ensuite un paquet d’actions de « Banco Nacional de Crédito », plus connue comme « Banesto », et monta un à un les échelons pour en devenir le président en 1988. La consécration arriva quand la Maison royale espagnole, par l’intermédiaire de Manuel Prado y Colón de Carvajal, encore lui, décida d’en faire le banquier de la Couronne.

C’est lors d’un contrôle routinier de la Banque d’Espagne, que les experts découvrirent du jour au lendemain un trou de 605 milliards de pesetas dans les comptes de Banesto. On accusa Conde de s’être approprié quelques 8 milliards de pesetas (50 millions d’euros), d’avoir accordé des prêts sans garanties à des amis (le roi était du nombre), d’avoir spéculé hors des sentiers battus, etc.

(à suivre…)

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