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Matraka-Ville
29 août 2003, par Soleiman Adel Guémar

Matraka-Ville *

« On commence par faire trembler les autres, mais les autres finissent par vous communiquer leurs terreurs. C’est pourquoi les tyrans vivent, eux aussi, dans l’épouvante » (E.M. CIORAN in « Histoire et utopie »)

*** *** *** *** **** *** ****

Dès l’aube, la population avait envahi les trottoirs de l’artère principale de Matraka-Ville . On assistait à des scènes pathétiques.
Des vieillards impotents se traînaient vaille que vaille vers les lieux du rassemblement. Des femmes enceintes, debout pendant des heures, étaient matraquées par un soleil de plomb. Mais tous étaient là pour accueillir Si
Sercomi, le nouveau commissaire régional du directoire. Et tous avaient le cœur gonflé d’espoir.

On avait trimé dur pour que la ville soit à la hauteur de la circonstance. On savait Sercomi asthmatique et quelque peu coléreux. Aussi, le palais qui lui était réservé a été déplacé, module par module, à proximité d’un bois dans la banlieue de Matraka-Ville. Les énormes grues et les hélicoptères spéciaux, made in Taïwan, achetés à crédit, n’ont pas été de trop.

La reconstruction du gigantesque puzzle de béton, d’acier XC-35 et de cristal chinois fabriqué sous licence, avait duré le centième du temps qu’il fallait aux maçons et aux architectes de Matraka-Ville pour construire une école
de dix classes. ( L’association des experts-comptables en retraite affirmera, par la suite, que l’opération avait coûté mille fois le prix de dix écoles de dix classes chacune). Mais le plus dur était de trouver une solution rapide et, surtout, efficace pour l’élimination des bidonvilles.

Après trois jours consécutifs de discussion orageuses qui se terminaient souvent par des combats au corps à corps, on décida finalement d’utiliser un grand stylo à feutre rouge. Les taudis furent ainsi raturés de la carte de la
ville et dynamités, les habitants avec, la nuit suivante. Le tout fut ensuite mis en boîtes et expédiés à l’étranger dans le cadre des exportations des matières premières.

Et lorsque la ville fut fin prête pour accueillir Si-Sercomi, il ne restait plus qu’à convaincre la population : « Les présents auront droit à une photo en couleurs de Si Sercomi ! Les autres…n’ont qu’à se préparer à bitumer le désert pour le restant de leurs jours ! », décréta le haut comité de surveillance et de sécurité sur les ondes de radio Matraka.

La rumeur disait que Si-Sercomi n’était pas comme son prédécesseur. Sambiti, lui, était sans pitié. Quand il avait le cafard, il instaurait le couvre-feu dans les quartiers pauvres de la ville et arpentait les rues, le révolver chargé. Il tirait sur tout ce qui bougeait.
A l’un de ses proches collaborateurs, il dit un soir :
- Aujourd’hui, cher Fassal, je vais vérifier si tu as autre chose que de la bouse de vache dans ta caboche !
- Un test ? Oh oui, chef !. J’adore les tests !
- Bon ! Quel est d’après toi le meilleur sport au monde ?
- …La bouffe, chef !
- Mais encore, imbécile !
- Heu…Je ne sais pas, chef !
- Réfléchis.
- Je réfléchis mais je ne trouve pas, chef !
- Le tir au pigeon, imbécile !
- Mais, chef !…Y’a pas de pigeons par ici !
- On fait ce qu’on peut, cher Fassal. On fait ce qu’on veut !

Ils étaient seuls dans ce bar (et Sambiti avait le cafard). Il avait auparavant abattu, un à un, tous les consommateurs. Seuls le serveur et une prostituée, trop maigre pour servir de cible, ont été épargnés.

Les notables de Matraka-Ville, eux aussi, craignaient le courroux de Sambiti. Il avait l’habitude de rentrer chez eux à l’improviste et leur demandait de lui prêter leurs femmes et leurs filles pour jouer avec elles. Ces prêts se faisaient sans trop de marchandages. D’ailleurs, tous savaient qu’il était incapable de jouer plus d’une heure ou deux. En contrepartie, Sambiti les protégeait de la cruauté du fisc. Ils lui sont donc redevables quoiqu’ils aient pu dire après.

Mais comme le temps n’a jamais eu d’égard pour personne, Sambiti avait fini par être vieux et myope. Il devint du fait la risée de toute la population. Nul ne se cachait désormais quand le vieux fou s’entêtait à pratiquer son sport favori. Il était incapable de faire mouche sur une vache broutant à peine à quelques mètres de lui.

De mémoire de commissaire régional du directoire, nul n’avait jamais subi aussi grande humiliation. Insouciantes, les vaches se pavanaient dans Matraka-Ville. Les chiens errants traversaient les rues en dehors des clous et pissaient ouvertement au pied des hauts murs des villas des notables qui se terraient dans leurs pantoufles dans l’attente de jours meilleurs. Et de peur que l’exemple des animaux ne fasse perdre la tête à leurs gosses, ils leur faisaient répéter chaque nuit, avant de s’endormir : « Les animaux n’ont rien à perdre. Nous, si ! »

Averti de la gravité de la situation, l’état-major du directoire se réunit d’urgence, analysa les faits à la lumière des théories socio-politiques les plus récentes, décortiqua l’horoscope de chacun de ses membres et décida à
l’unanimité de relever Sambiti de ses fonctions. « Il n’est plus bon à rien ! », murmurait-on dans les coulisses du siège central du directoire.
On nomma Sambiti ambassadeur plénipotentiaire et Sercomi, nouveau commissaire régional du directoire de Matraka-Ville.

Dès l’aube, les voitures-haut-parleurs des services de propagande sillonaient Matraka-Ville dans tous les sens. Elles émettaient des allocutions frénétiques sur un fond de musique de fête. Sur les trottoirs, la foule entassée écoutait avec beaucoup d’attention les mots d’ordre du directoire et finit par avoir
la chair de poule.

(Un homme : il était là parmi les premiers. On voyait toujours ces derniers d’un très bon œil. Il espérait obtenir une photo en couleurs de Sercomi. Deux peut-êtres ! Il en est qui en ont eu trois en un seul mois. Ils sont toujours les premiers à arriver, à appalaudir, à se taire.

Un enfant : il éternua si fort qu’il reçut aussitôt une magistrale paire de claques. Un autre étouffait ses sanglots dans un mouchoir rapiécé.

Basse-cour : Des centaines de coqs sortis on ne sait d’où sautèrent sur la foule, submergeant, durant d’interminables secondes, les forces de l’ordre.
L’incident inquiéta sérieusement les services secrets du directoire qui, aujourd’hui encore, continuent à défendre la thèse de la mainmise étrangère. Mais les coqs avaient, en vérité, répondu à l’appel subversif de leur instinct. Et dès que la foule se débarrassa de sa chair de poule, les coqs s’évanouirent dans la nature, laissant quelques plumes derrière eux).

Le directoire recommandait à la population de ne rêver que dans le cadre de la loi et d’éviter l’anarchie en pratiquant l’autodiscipline. Des policiers relevaient les noms des retardataires en leur bottant les fesses. « Sercomi ! Sercomi ! », clamait la foule, impatiente. A force de crier, de vieux cro magnons trépassèrent avant l’heure prévue, ratant par la même occasion l’entrée historique de Si Sercomi à Matraka-Ville.

Le regard vide, le visage inexpressif, Sercomi ressemblait, à une moustache près, à Sambiti vu de profil. Sa prise de fonction officielle fut marquée par l’organisation d’une cérémonie de baise-main. Ce qui était, déjà, une rupture totale avec les pratiques anti-hygiéniques de son prédécesseur. Sambiti, lui, fêtait les anniversaires de sa nomination par des cérémonies de baise-pied.
Emus, les notables de Matraka-Ville louèrent l’initiative dans les journaux en la qualifiant de « grand pas en avant », d’authentique -sic-, et de « preuve concrète et indiscutable d’une réelle volonté de changement ! ».

Les survivants de l’ère sambitotienne assistèrent alors à des faits sans précédents dans les annales de l’histoire de la ville. De grands intellectuels émergèrent du magma grouillant dans lequel Sambiti les avait si cruellement maintenus. Ils reçurent, par la poste, la médaille « Glorioule », suprême distinction de Matraka-Ville, qui leur ouvrit automatiquement toutes les
portes, notamment celles de la radio et de la télévision, d’où ils allaient désormais bercer la population à longueur de journée en lui récitant leurs discours et en lui expliquant avec une pédagogie authentiquement matrakienne la philosophie Sercomienne.

Loulou Bentoutou, docteur d’empire en résistance des matériaux, célèbre pour avoir mis au point la brosse métallique en titanium humidifié, illustre parfaitement le tragique de cette génération d’incompris.
Du fond de son laboratoire, profitant de ses rares moments de détente, Loulou eut un jour l’idée géniale de composer les vers suivants :
« Sercomi comi-comi
djabenna triciti
mabine lila oun’har

Sercomi comi-comi
H’na maâk l’itirniti
Oulli mayh’abakchi maghiar ! »

Ce qui, à quelques miettes près, veut dire :
« Sercomi comi bis
tu nous as installé l’électricité
du jour au lendemain

Sercomi comi bis
nous te soutenons pour l’éternité
et celui qui te déteste n’est qu’un jaloux ! »

Dès l’émission de ces vers par l’orifice bucal de Bentoutou, les services spéciaux, section écoute interne, qui avaient incrusté dans tous les murs de Matraka-Ville des oreilles préventives hight-fidelity, s’affairèrent à décoder
les entendus et, bien entendu, les sous entendus du texte. Epaisse de cent cinquante pages, la conclusion déposée sur le bureau de Lassaf, fidèle collaborateur de Sercomi, rayonnait : « Fidélité au dessus de tout soupçon (…) Elément exceptionnel (…) Il est né chez nous, on peut lui faire confiance (…) »

Loulou Bentoutou fut nommé, illico-presto, responsable de l’information et des affaires culturelles auprès du commissaire régional qui ordonna à ce que le poème en question soit chanté en chœur par les élèves de toutes les écoles de Matraka-Ville, juste après l’hymne national et la levée des couleurs.

Matraka-Ville respirait enfin ! Les gens allaient et venaient à leur guise. L’extinction des feux, fixée à vingt et une heures, fut avancée d’une heure. Tous étaient reconnaissants à Si-Sercomi d’avoir tenu ses promesses. Et pour prouver sa bonne foi, il tint à interdire à ses hommes d’user de la méthode répressive et humiliante des coups de bottes aux fesses. Il ne permit, en tout, que la méthode dite de « claques » qui consiste à prendre une tête, généralement à claques, par les cheveux et la secouer par une série de revers de mains.
« Rien de tel pour donner quelques couleurs aux mines patibulaires ! », décréta Si Sercomi lors d’une conférence de presse. Et au bout de trois semaines de traitement intensif, tous les habitants de Matraka-Ville eurent les joues roses.

Sercomi se pencha alors du côté des industries légères. Il encouragea la fabrication et la commercialisation des muselières. On en trouvait partout : chez le boulanger, le boucher, le coiffeur et même chez le libraire.
D’immenses muselières furent dessinées sur les murs par les plus grands peintres surréalistes locaux. Et au dessus de chaque fresque, un écriteau :
« Si la parole est d’argent, le silence est urgent ! »

Le commerce des muselières fleurissait de jour en jour et Matraka-Ville devint, entre temps, la contrée habitée la plus silencieuse sur Terre. Un des plus hauts lieux de la méditation humaine, où les déçus de la très bruyante civilisation occidentale venaient en grand nombre exorciser leurs angoisses.

« Il n’y a de liberté que le suprême intérêt du peuple ! », s’emporta Si-Sercomi
dans son palais. Il prit ses jumelles, se mit à la terrasse et, s’adressant à Lassaf et à Loulou Bentoutou : « Regardez-les ! Ne sont-ils pas tous adorables ? Ici, les anarchistes, nous leur tordons le cou comme ça ! ».

Quelques ruelles plus loin, sous le pont en bois pourri qui scindait Matraka-Ville en deux parties distinctes, trois gosses en guenilles enlevèrent leurs muselières et les jetèrent à la flotte parmi les poissons morts, les chiens écrasés et les chats étranglés.
- Ouf !
- Et zut !
- Passe moi la dynamite !.

Soleiman Adel Guémar

(*) : Nouvelle publiée par : - "ParcoursMaghrébins", (1991) -Algérie-
- Liberté, "1999" -Algérie-

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