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Entre Washington et Pékin - Philippe du Fresnay
7 décembre 2014, par Abdelali Najah

« Un monde effrayant d’instabilité nous attend si les gouvernements ne font pas face à la menace climatique », a mis en garde le président de la Banque mondiale, le Dr Jim Yong Kim, qui a ajouté que l’annonce sino-américaine de réduire les émissions de carbone à partir de 2020 était une « avancée significative ». Le récent Sommet de l’APEC est une victoire de la négociation perpétuelle entre Washington et Pékin, qui se sont engagés[1] au travers d’un traité bilatéral d’investissement à collaborer sur les deux enjeux du 21ème siècle : le contrôle climatique et le libre-échange.

Les crises que nous avons subies jusqu’ici étaient des corollaires des règles éco-nomiques que nous avions bâties, en mettant en évidence leurs lacunes. Nos mo-dèles de développement ont toujours pu s’y adapter et évoluer en conséquence, comme un corps s’adapte aux virus qui l’attaquent. Jusqu’à aujourd’hui. Car si le réchauffement climatique est bien la conséquence de nos croissances, il pervertit l’intégralité de notre environnement, donc de nos fondamentaux, par un cercle vicieux qui traduit une crise évolutionnaire, « méta-économique[2] », dont nul n’est à l’abri.

Car dans le jeu à somme nulle de redistribution des richesses du commerce in-ternational[3], les gagnants basent leur croissance sur la récession des perdants. Tous les pays laissaient donc jusqu’ici aux autres le soin de restreindre leur pol-lution pour le bien commun. Une telle tendance, selon les dernières estimations de la Banque Mondiale, entrainerait d’ici 2050 des cataclysmes tels qu’une perte de 70% des réserves de soja au Brésil, la réduction de 80% des terres arables au Moyen Orient et en Afrique du Nord, ou des sécheresses en Asie Centrale. Seules la Chine et les Etats-Unis, qui représentent plus de 40% des émissions mondiales de gaz à effet de serre, peuvent initier un accord global qui inverserait la tendance sur le climat, en montrant l’exemple : leur engagement à tenir un agenda inciterait leurs partenaires à les imiter sous peine de se voir ostracisés.

Une négociation avantageuse pour le monde, moins pour la Chine. Car en 2030, le revenu par habitant chinois se situera entre 12 et 16000 Euros en monnaie constante : la moitié de la moyenne OCDE aujourd’hui. La Chine bride donc volontairement une production dont elle a besoin. D’autant plus que l’usine du monde assume la pollution de ses clients : un tiers de ses émissions est dû à la consommation occidentale. Une fois réajustées, leur niveau total équivaut à celui des États-Unis et, ramenées au niveau par habitant, elles en seraient le quart. Enfin, la Chine ne pollue pas depuis longtemps : la majorité des gaz à effet de serre dans l’atmosphère vient historiquement de l’OCDE. En s’engageant à pla-fonner ses émissions en 2030, Pékin confirme que si l’Occident a fait payer sa croissance à la planète, l’Orient s’y refuse.

Mais depuis 2008, l’économie mondiale a vécu une croissance anémique. Et le récent G20 de Brisbane n’y changera rien tant que le libre-échange sera en recul. La période de développement pré-crise a été largement tirée par l’OMC : au fur et à mesure que les émergents y adhéraient, les gains d’efficacité liés à leurs avantages comparatifs dynamisaient l’économie mondiale. Hélas, cet élan ver-tueux de libéralisation des échanges est freiné par une balkanisation des accords : les États-Unis prônent un Partenariat transpacifique (TPP) dont ils excluent la Chine, qui lui oppose une zone de libre-échange intra-APEC[4]. Washington né-gocie un accord similaire avec l’Europe, la Chine avec l’ASEAN...Ces ensembles régionaux ne génèreront pas de gains de productivité suffisants pour l’économie mondiale, et ce « pat » entre Pékin et Washington semble entériner leur division, faisant écho au terme de « guerre froide » employé par Vladimir Poutine et Mik-haïl Gorbatchev ces dernières semaines.

Pourtant, une coopération sino-américaine étendue au libre-échange permettrait de réduire à la fois le réchauffement climatique et la stagflation mondiale. Car les deux plus grandes et dynamiques économies de l’OCDE incluent dans leur complémentarité les leviers de croissance de la prochaine décennie : pour protéger l’environnement, cette croissance doit être basée sur l’efficience, avec le commerce comme variable d‘ajustement. Le pacte sino-américain sur le contrôle climatique est un premier pas. Mais Washington et Pékin doivent reconsidérer l’architecture de leurs accords afin de fédérer leurs partenaires commerciaux, au lieu de les polariser.

SUR L’AUTEUR :

Economiste formé aux Etats-Unis et en Asie, membre actif du réseau INSEAD, Philippe du Fresnay est spécialisé en Intelligence Economique et en Economie du Développement, disciplines qu’il a étudiées à Harvard, au Centre Chine du CNRS/EHESS, à l’Université d’Economie et de Finance de Shanghai et à l’Ecole Normale de Taiwan. Egalement diplômé de l’Insead et du MAI, il a exercé des fonctions de direction en entreprise en France et en Asie, combinant ainsi approche théorique et expérience de terrain. Il est aujourd’hui conférencier (Forum économique de Rennes, Forum de Paris...) et consultant pour plusieurs firmes anglo-saxonnes.

Auteur de "L’ère de l’Economie Globulaire" et de "Négocier avec les Chinois 2015" (ESKA), lauréat du prix littéraire du Centre International de la Mer (pré-sidence Erik Orsenna), Philippe du Fresnay intervient régulièrement sur les me-dias français (France 24, TV5 Monde, LCI, RTL...) et étrangers (CCTV, BBC, WBRS...). Ses travaux ont été publiés en France (La Tribune, Libération...), aux Etats-Unis (Wall Street Journal), en Europe (AGEFI Suisse, Entreprendre Bel-gique...), en Afrique (Libération Maroc, El Watan...) et en Asie (RFI China, Ta-kungpao Hong Kong...).

[1] L’APEC n’a pas de traité engageant ses membres : les décisions sont prises par consensus et les engagements pris sur une base volontaire

[2] Terme des économistes Kurt Dopfer, John Foster et Jason Potts dont l’approche transcende les dimensions micro (individuel), macro (états) et méso (social) de l’économie

[3] En dehors de la croissance organique, lorsque les acteurs ont recours à la spéculation

[4] Soit 21 membres, plus de 2,6 milliards de personnes, 60 % du PIB et 47 % du commerce mondiaux

Photo : Le siège de la télévision d’état chinoise CCTV, surnommé avec humour « le pantalon » par les Pékinois, photographié successivement en période d’arrêt (comme lors du dernier sommet de l’APEC) et d’activité de la production industrielle.

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