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Penser le monde aujourd’hui avec Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord
3 juillet 2013, par Serge Uleski

Homme d’Etat et diplomate français, né le 2 février 1754 à Paris, décédé à l’âge de 84 ans, Talleyrand n’avait qu’une passion, dévorante de surcroît : la politique, la diplomatie et la France. Très tôt, il a rêvé d’un destin unique, hors du commun et d’une France exemplaire : douceur de vivre, langue d’une beauté sans rivale ; une France forte dans une Europe apaisée et moderne, capable d’affronter les grands défis des siècles à venir.

Et pourtant…

Sans foyer ni toit excepté celui d’une nourrice… une nourrice négligente et une chute qui lui coûteront son pied gauche, ce pied bot qui toute sa vie « l’aura tirait vers le bas », (du moins le pensait-il), lui qui ne rêvait pour son pays et lui-même que de sommet...

A la suite de cette disgrâce, des années durant, il n’aura jamais connu la considération d’un père et l’amour d’une mère sinon un baiser, un seul, une seule fois… le sien… un baiser qu’elle ne lui rendra jamais. Et c’est encore ce pied bot qui le poussera vers la prêtrise chaudement recommandé par sa famille qui voyait dans cette carrière imposée un moyen de tenir éloigné de la vie publique un de ses membres marqué à jamais d’une infirmité haïssable qui annonçait sans doute une un destin peu enviable ; pire encore : une malédiction.

Bientôt défroqué, délaissant la soutane puis, Evêque, la robe pourpre, il aura dit la messe 8 fois en tout et pour tout, préférant les plaisirs de la table et de la chair, jeune de préférence ; cela flattait son orgueil. Une belle revanche aussi ! car le beau sexe, le consolait de cette démarche disgracieuse, bruyante, rustique et cadencée telle une horloge de campagne.

Diable boiteux, tel on le nommait, on le disait de tous les râteliers et de tous les mangeoires mais jamais au détriment de son pays, et jamais en pots de vin ni en pourboires : il aura su simplement se faire payer à son juste prix. Créditeur de toutes les cours d’Europe, lui seul présentait la facture à acquitter.

S’il avait le sens des affaires, il avait surtout le sens de l’Etat. Il portait malheur à ceux qui le délaissaient et le déconsidéraient, ceux qui avaient l’imprudence ou la bêtise de le négliger. Il le savait. D’où sa patience et sa confiance inébranlable en son propre destin. Son heure viendrait toujours car celle des autres passeraient inévitablement et sans y revenir.

Il ne comprenait que la nécessité : ce qui ne peut pas ne pas être et qui est déjà avant même que son entourage ne le sache. Il voyait loin, longtemps à l’avance. Et si de son vivant nombreux sont ceux qui ont fini par « craché leur tête » dans le panier de la guillotine bien dépités en fin de supplice et de journée, après en avoir envoyés beaucoup d’autres avant eux, sa prévoyance fruit de son talent et de son génie l’a préservé de tout : de la chute, de la relégation, de la déchéance, des châtiments les plus cruels et de la guillotine.

Il nommait, il présidait, il instituait, il destituait, lui-même mille fois remerciés, mille fois rappelés. Il n’avait pas d’ennemis, du moins, il ne s’en reconnaissait aucun ; ce n’était pas son problème. Il savait faire gagner tout le monde même s’il raflait tous les premiers prix et les honneurs. Il n’était pas généreux mais pragmatique et lucide.

Il n’est jamais allé chercher chez les autres ses propres lacunes, défauts et vices. Responsable, il a tout assumé d’autant plus que l’avenir lui aura toujours donné raison. Il le pressentait ; il en avait aussi sans doute la certitude.

Comme tous les hommes d’action, il ne se payait jamais de mots même s’il nous a laissé quelques maximes savoureuses mais jamais cruelles excepté de justesse et de lucidité. Laissant à d’autres le soin de « gérer » le peuple qui ne l’intéressait pas, il ne méprisait personne, même pas le bas peuple qu’il n’aura finalement jamais croisé en plus d’un demi siècle de pouvoir ; c’est sans doute sa jambe qui l’empêchait de se baisser : « Un mécontent, c’est un pauvre qui réfléchit ». Au moins, lui accordait-il à ce peuple… cette faculté.

Que n’a-t-il pas vu que les autres n’ont jamais su voir ! Tout, le plus souvent. Il a prévu tous les orages jusqu’à leur crevaison. Et c’est parce que la pluie est contre-révolutionnaire – Tout le monde chez soi près d’un feu de cheminée -, qu’il ne les a jamais craints, allant même jusqu’à les appeler de ses vœux.

Il a prêté serment, juré fidélité 12 fois. Il a donné sa parole qu’il a reprise très vite, car il savait qu’il lui faudrait la redonner. Il était de toutes les cours d’Europe et de tous les pays. Il était à la politique ce que Casanova était à la séduction. Il ne négligeait aucun interlocuteur. Il parlait avec tout le monde pour peu que l’intérêt de la France (et les siens propres) ait été en jeu. Il n’était ni machiavélique ni manichéen, il avait trop de talent pour ça : il n’agissait jamais parce que… tel était son bon plaisir ! et ne cultivait pas non plus la certitude d’une vérité qui aurait eu pour ennemi le mensonge…

Homme de pouvoir, il a su reconnaître avant tout le monde que la politique et les affaires de l’Etat ont comme couleur dominante le gris, et parfois le noir les jours de grand malheur… rarement l’éclat d’une lumière incandescente.

Il savait recevoir car il savait à quel point « on connaît les gens comme on les nourrit » pour mieux « les nourrir comme on les connaît ». Gagnez la confiance de son hôte, faire en sorte qu’il dévoile ses projets entre le foi-gras et le faisan juste avant une bombe glacée au champagne.

Rejeté, tenu pour quantité négligeable dans sa petite enfance, il n’aura qu’une seule quête : se rendre indispensable. Condamné à rester dans l’ombre, il aura tout mis en œuvre pour contredire un destin imposé en se hissant jusqu’à la pleine lumière, tout en y demeurant plus d’un demi siècle durant.

Il n’avait qu’un allié, qu’une force : son talent et son génie auxquels il devra tout ou presque. Il appartient à ces hommes, peu nombreux, deux ou trois par siècle, qui ne doivent rien à personne, le seul de sa génération avec Bonaparte. Il ne devait rien à sa famille, ni à l’Eglise ni à la monarchie. Riche parce qu’enrichi pour s’être aussi constitué, au fil des ans, un patrimoine plus que confortable… il aimait qu’on lui appartienne corps et âme étant lui-même capable d’un même dévouement.

Son heure, c’était celle des temps troublés. Il a souvent décidé du cours des choses là où d’autres hésitaient, tergiversaient sans fin et sans profit pour personne : deux heures pour trouver un régime à la France lui suffisaient amplement.

S’il a servi tout en se servant… contrairement à ceux qui sont pleins d’eux-mêmes, il était plein d’une ambition qui n’a jamais nui à son pays.

L’ennui était son pire ennemi. Que n’a-t-il pas fait pour le vaincre, toujours en mouvement, échafaudant, entremettant et prévoyant comme personne. L’avenir était son royaume et même s’il ne s’y oubliait jamais tout à fait, il savait aussi y faire entrer ceux que les événements précipitaient dans le chaudron brûlant d’une actualité politique et diplomatique torride.

Directoire, monarchie, empire, république, consulat, terreur, homme résolu qui savait faire plier et se coucher ses contradicteurs, il n’aura jamais été aussi fort que lorsque, naïfs, on pensait pouvoir disposer de lui alors que c’est lui qui disposait des autres. Il aura permis à la France de garder son rang dans la défaite et dans ses égarements, dans de beaux draps aussi... quitte rétablira la monarchie après avoir participé à sa culbute, une fois Napoléon 1er vaincu et déchu.

Il n’a eu qu’un fils ou bien qu’un père, un seul, un vrai : Bonaparte, puis Napoléon 1er. Ne lui a-t-il pas écrit : « Loin de vous, je ne suis pas complet ». Il aura aussi été l’homme que l’Empereur aura le plus insulté : « de la merde dans un bas de soie » disait-il.

Dans ces propos-là, on reconnaît la violence proverbiale de ce Corse agité au génie capricieux et taciturne.

Prévoyant, il se sera bien gardé de voter la mort de Louis XVI même si bien des années plus tard, il aura convaincu l’Empereur - de sa main, par courrier ! Oh ! quelle imprudence ! -, d’exécuter après un enlèvement, un procès expéditif, le petit fils du grand Condé, le duc d’Enghien, fusillé dans les fossés du château de Vincennes : Bourbon, prince du sang, sang royal de premier choix et de première catégorie, ce jeune Duc de 32 ans était tout son contraire : jeune, beau et très certainement inoffensif. Mais… Talleyrand avait ses têtes ; celle-là ne lui revenait pas, même en exil ; il est vrai qu’en France, les royalistes relevaient la leur. Alors… bien sûr, il fallait frapper vite et fort !

Il n’aura craint qu’un seul homme mais pas longtemps, quelques mois seulement, le temps d’organiser sa ruine et son exil : Joseph Fouché, dit Fouché de Nantes, duc d’Otrante, (dit le mitrailleur de Lyon) qui était aux basses œuvres ce que Talleyrand était aux destinées les plus hautes ; un Fouché qui annonce déjà une police au service des régimes totalitaires qui prospèreront un siècle plus tard ; un Fouché gardien d’un secret qui n’en était pas un pour lui : en effet, il y a des lettres qui même supposées détruites, ne le sont pas pour tout le monde. Talleyrand l’avait oublié : le jeune duc d’Enghien n’était donc pas mort pour rien ni pour tout le monde.

Il haïssait la démesure, les exaltés, les enrages et les extrêmes. Ses propres excès, il les réservait à la table et aux chambres à coucher pour le temps qui lui aura été donné d’y être actif, avant de se résigner à un voyeurisme de contemplation d’une jeunesse encore accessible car attentive et sous son charme… mais inconsommable dans son grand âge.

Il insistait sur le fait qu’il n’avait jamais trahi personne qui ne se soit pas déjà trahi ; il n’a jamais fait partir celui qui n’ait pas déjà été sur le départ, car, à la fois dedans et dehors, il avait ce privilège de voir avant tout le monde la fin, dès son début et la suite aussi ; il ne vivait pas pour ce qui était mais pour ce qui sera et devait être inexorablement : avec lui il y avait péril en la demeure bien avant la catastrophe.

Délaissé, oublié pour un temps seulement, désoeuvré, il est dit qu’il consacrait des heures au silence, à l’écoute des rires absents de son enfance, de ses jeux qui lui étaient interdits, et des quolibets à propos de sa jambe de fer. Sans doute est-ce dans ce manque-là et dans son injustice, qu’il aura puisé toute son énergie, l’accumulant, la tenant en réserve, jour après jour, pour mieux la dépenser sans compter. Même en été, il avait froid, toujours, car il y a des blessures qui ne se referment jamais et qui laissent entrer des courants d’air glacials. Faut croire !

Une enfance tué dans l’œuf d’un handicap qui ira plus tard chercher une compensation dans la fièvre d’une révolution, puis sous les ors d’un consulat, puis d’une république, puis d’un Empire avant une restauration car l’avenir était alors au passé, il aura frayé le passage à nombre d’hommes et fermé son accès à de nombreux autres.

Comme tous ceux qui n’ont pas eu d’enfance ni de jeunesse, il n’aura rien concédé à la vieillesse : ni son intelligence ni son énergie. Octogénaire, il négociait encore.

Chateaubriand, un littérateur monarchiste à l’esprit faible et à l’âme complaisante, adepte de la bien-pensance longtemps avant qu’elle n’ait tout recouvert comme aujourd’hui, sans doute par paresse et par manque d’imagination et d’ambition pour lui-même et son pays, n’aura vu chez Talleyrand que du vice… alors qu’il était la vertu incarnée et la vraie morale : celle des forts au service du bien commun et qui ont pour seul adversaires : plus fort qu’eux.

Rompant avec l’inconstance, voire l’inconsistance, la frivolité et l’amateurisme de l’ancien régime où l’on confiait les intérêts d’un Empire et sa politique à une ou deux catins et demi-mondaines entremetteuses, la Pompadour, ou bien à une ancienne prostituée, comtesse de bordel, la du Barry, plus tard, Louis XVI baissant les bras devant une Marie Antoinette sans compétence pour la chose politique, comme autant de monarques pour lesquels le destin de la France se décidait dans les chambres à coucher, sur l’oreiller, Talleyrand fera de la politique et de la diplomatie un art… et le sens et le service de l’Etat une profession à plein temps pour des hommes d’exception.

A sa mort, il aura fait entrer le France et l’Angleterre, premier noyau européen - alliés face au pire, rarement face au meilleur mais personne ne l’en tiendra responsable - dans le 20e siècle avec un demi siècle d’avance.

Certes, Talleyrand qui aura été toute sa vie durant un homme de l’avenir, n’est plus aujourd’hui qu’un homme du passé ! Mais ne nous y trompons pas : il est aussi l’homme de tout ce qui n’est plus et qui, pour notre malheur, aurait dû demeurer : intelligence, puissance et volonté au service du bien commun.

Car enfin… qui, depuis 40 ans, qui… en France et en Europe, incarne ces trois qualités, trois valeurs sans lesquelles, une nation, un continent n’est plus qu’un bouchon dans l’eau emporté par un courant qui n’est pas le sien.

Ne cherchez pas ! Vous ne trouverez personne. Ou bien plutôt si : pour toute consolation, et pour peu que cela en soit une, vous trouverez un nouvel ordre mondial sans justice au service d’une hyper-classe sans honneur.

Que n’avons-nous pas alors perdu au change !

Messages

  • A propos de la biographie de Talleyrand par Serge Uleski

    vous avez écrit de Talleyrand : « Il n’a eu qu’un fils ou bien qu’un père, un seul, un vrai : Bonaparte, puis Napoléon 1er. ». Il n’est pas sur que vous ayez raison. La biographie de Bernadotte écrite par l’historien suédois Torvald T : son Höjer (Paris Plon 1971) semble suggérer que Bernadotte à son tour ait été un 2° fils de Talleyrand. Cette histoire est peu étudiée en France. Dans les rues des villes les plus napoléonniennes comme Paris il n’y a même pas de rue Bernadotte alors qu’il mériterait tout autant qu’un autre d’être sur le boulevard des Maréchaux ou au départ de la place de l’étoile. Tous ses camarades y figurent Moncey, Championnet, Kellerman, Ney. Lui continue d’être mis à l’index justement parce que Talleyrand lui a permis de s’échapper. Contrairement à Napoléon qui s’enferme puis se fait vaincre, Bernadotte est bien plus talleyrandien puisqu’il comprend le risque de chute et l’évite. Certains disent que cette chance lui vient de Désirée Clary qui fut sa femme et en même temps une ex de l’empereur lui-même. C’est un point de vue sur lequel on aurait aimé entendre Lionel Jospin auteur d’un récent Napoléon sorti très opportunément pour les fêtes deuxième centenaire de sa défaite. Les journalistes qui ne connaissent rien à l’histoire n’ont pas su poser la question et comme les historiens de la période ne peuvent admettre que d’avoir saisi sa chance par rapport à la défaite de la France est la preuve d’une clairvoyance et d’une victoire personnelle qui a apporté à la Suède la grande autorité dont elle jouit aujourd’hui en Europe. Et c’est pourquoi nous suggérons à M. Uleski qui aime les anti-héros de poser à son tour la question de savoir qui est le vainqueur de Napoléon ou de Bernadotte ?

    C’est une synthèse complexe qu’exige cette période, bien au-delà de la querelle entre républicains et monarchistes qui rythma toute l’histoire du 19° siècle. Nous avons la chance d’être confronté à un bonapartisme européen à un moment où le mouvement socialiste de cesse de s’affaiblir cédant la place à un nationalisme aventurier très dangereux.

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