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Fifty Shades of Grey - Darker/Freed - E. L. James.
23 novembre 2012, par Morgane Avellaneda

Avant d’entamer cette critique, je vais commencer par quelque chose d’assez élémentaire qui me permettra de la faire sans paraître contradictoire. Je vais répondre à la question : pourquoi l’avoir lu ? D’abord, par bravade, avec des amis, pour pouvoir ensuite s’en moquer joyeusement. Et pour les deux tomes suivants ? Je voulais tous les éléments en main, pour le plaisir, précisément, de produire ensuite cette critique. Que je tenterais de ne rendre acerbe que dans les limites du raisonnable. Et comment ai-je pu tout lire ? Parce que je suis une lectrice très éclectique, que je m’amusais, parfois, et que j’ai beaucoup lu en faisant autre chose – comme prendre en note mon cours d’histoire, voire de philo, ce qui donne une idée assez claire du niveau de concentration requis – sur pdf.

Maintenant que la situation est mise au clair, je peux commencer réellement ma critique de cette trilogie romanesque, présentée par les médias et par la couverture elle-même comme la nouvelle aventure romantique de l’année, l’histoire d’amour superbe, à lire absolument – surtout si vous êtes une femme, plus ou moins seule, et que votre âme de romantique pleure. Remettons les choses à leur place : ce n’est pas une fiction, c’est une fanfiction. Oui, les protagonistes de cette belle histoire sont censés être, au départ, Edward et Bella, et l’histoire a d’abord été écrite comme fanfiction : à quel point elle a modifié le texte en vue d’une publication papier, je ne sais pas. Mais j’aimerais parler tout de suite, tant que j’y pense, de l’ironie de la situation qui fait que des passionnées écrivent aujourd’hui des fanfictions sur Fifty Shades of Grey. Je vous rassure, je ne suis pas allée voir… ce serait trop me demander.

Une fanfiction, donc. Je suis une lectrice assez aguerrie de fanfiction : pas dans le fandom de Twilight, certes, mais tout de même. J’en connais donc bien le style, les défauts – et les qualités – ainsi que les gros clichés. J’ai eu la joie – ou la tristesse – de les retrouver, de façon terriblement peu discrète, dans ces bouquins. Mais avant de m’appesantir là-dessus, je tiens à rappeler que ce roman est un roman érotique : oui, le bouquin dont la couverture est partout dans les librairies est en fait un bouquin de SM – pas seulement, même un peu moins que prévu, mais tout de même. Je n’ai rien contre une liberté de la lecture érotique, non, mais je pense qu’une lecture pareille – et pas uniquement pour le sexe – est de nature à traumatiser une collégienne et à ne pas franchement l’aider dans l’idée qu’elle se fait de la sexualité. Mais bon.

Donc, revenons. D’abord, la grossièreté fanfictionesque du trait. Deux personnages se voient : dès le premier chapitre, pas de doute, ils vont finir au lit, et, d’ailleurs, ce type n’est pas clair. Quant à elle, elle est cruche et semble dépourvue de profondeur morale, mais cela n’est pas forcément de l’ordre de la fanfiction. Donc, rencontre fortuite très organisée, personnages caricaturaux. La fin aussi est celle d’une fanfiction, mais d’une mauvaise. Car c’est bien le problème. Certaines fanfictions, quoique pourvues du problème fantasmagorique inhérent à toute fanfiction, vous emportent et vous plaisent comme un vrai livre : pas celle-ci. Ce qui est triste. Reste le sexe, me dira-t-on. Il est sans intérêt. Vraiment : après l’amusement des deux ou trois premières fois, je me suis tout simplement ennuyée. Or, me semble-t-il, l’idée est bien de nous montrer des relations époustouflantes – et franchement surréalistes. Sans grand intérêt, trop outré, trop grandiloquent. Le SM est précisément du SM de fantasme. Mais là où ces scènes de sexe sont celles d’une mauvaise fanfiction, c’est que lorsque notre niaise d’héroïne se fait déniaiser - dans des circonstances dont il est à se demander qui voudrait encore d’un homme pareil - la voilà qui se pâme près de deux fois, transportée dans le firmament du plaisir. Oui, deux orgasmes. J’en appelle aux femmes du monde, pour que nous riions ensemble de la crédibilité douteuse de ce moment : les hommes peuvent venir rire aussi, je vous assure. D’ailleurs, l’attraction irrésistible qui caractérise Christian Grey n’a aucun sens. Un moment merveilleux du premier tome nous fait part de l’érotisme grandiose qu’il y a à trouver le héros en chaussettes – et non pas nu avec ses chaussettes, non, simplement dépourvu de chaussures. J’ai été, d’ailleurs, ravie, de retrouver ce motif au troisième tome, sous la forme des pieds nus.

Une histoire qui a donc les travers des fanfictions qui se laissent porter par l’exagération et le fantasme, sans en avoir vraiment les avantages. Sans doute parce que ce qui fait la fanfiction, c’est bien qu’elle s’attache à des personnages déjà connus, et qu’on ne peut écrire de même sur de parfaits inconnus : même si la supercherie du changement de nom peut être mise à jour, il n’en reste pas moins que Christian Grey et Anastasia Steele ne nous sont rien. Je vous rassure, ils ne deviennent rien non plus.

Prenons-les, ces personnages principaux. Anastasia, à peine plus de la vingtaine, est à la toute fin de son cursus universitaire. Son absence de profondeur est censée être palliée par son goût pour la littérature, et sa sensibilité. On n’y croit pas une seconde, je suis navrée : cette jeune personne est très naïve, trop même, n’a jamais vraiment aimé. Bref, elle attend sur un plateau d’argent qu’un homme étrange et lui-même sensible vienne cueillir son cœur. Voilà donc Christian : changeant, mystérieux, beau, sublime, magnifique, sexe-sur-pattes, et poursuivit par un terrible passé – qui permettra d’expliquer rétrospectivement son amour pour les fouets associés aux belles brunes. J’imagine que son passé doit nous le rendre plus agréable, du moins éveiller une empathie : eh bien non. Les détails, qui horrifient notre jeune première, n’ont pas manqué de me laisser assez froide… mal présentés, sans doute ? Son mystère ne tient pas deux minutes, sa richesse excessive ne fait qu’exagérer l’ensemble – et rendre possibles tous les fantasmes et rêves d’une femme, pour l’auteur. D’ailleurs, il joue du piano, c’est forcément un homme sensible.

Quant aux personnages secondaires, ils sont dans un cliché assez précis qui nous présente une famille adoptive parfaite de son côté à lui, trop parfaite, et des « ex » aussi bizarres que leur statut de soumise complète nous le laissait espérer, à l’exception d’une « Mrs Robinson » démoniaque et terrible (et E.L. James se fait alors « l’apologiste sénile des infanticides ruraux », comme le dit si bien Desproges… ceci dit, rendons à Duras ce qui est à Marguerite, elle vaut mille fois mieux que ça). De son côté à elle, une mère qui enchaine les hommes mais semble en aimer encore un, celui qu’elle considère comme son père, qui ne l’est pas, et qui, pour sa part, a presque réussi à s’attirer ma sympathie. Une meilleure amie autoritaire et pleine de prétendants, quelques jeunes hommes dont elle semble ne pas voir que, comme le dirait si délicatement Christian « he wants into her panties ». Chacun a son rôle, et l’on sera heureux de voir à la fin que chacun se trouve casé avec quelqu’un qui lui correspond bien, dans un cercle très restreint, et tout à fait caractéristique d’une fanfiction là aussi.

La psychologie est réduite au minimum, et quant à l’ambiance générale de l’ouvrage… elle passe de ce qui est censé être un mystère dans le premier tome, à une insupportable niaiserie dans le second, pour finir en beauté sur une soi-disant crise qui revient à une niaiserie totale. Voilà. Quant à la structure diégétique, elle avance de rien à pas grand-chose dans un grand flou. Je ne vois honnêtement pas l’intérêt des 100 dernières pages du dernier, même dans la logique de l’ensemble, la pseudo-intrigue qui sauve presque le deux se répète de façon assez étrange et suspecte dans le dernier, ou d’ailleurs tout se mélange de façon très confuse sans guère attirer l’attention. J’ai presque voulu savoir ce qui se passerait au final 200 pages avant la fin (de 1100 pages en tout, rappelons-le), mais une fois le presque moment de tension retombé… Enfin. J’ajouterai que tous les détails médicaux, banquiers et juridiques semblent assez approximatifs, parfois de façon très visible et peu crédible.

Le fond, donc, n’est pas intéressant. Et je me permets de pousser un cri de douleur de grande amatrice de littéraire, à voir Thomas Hardy apparaître à de nombreuses reprises dans le premier tome. King Lear aussi apparaît brutalement, mais à un moment qui m’a moins fait saigner. Je vous en prie, ne pensez jamais que les comparaisons qu’elle dresse entre elle-même et Tess of the d’Urbervilles sont crédibles. Tess est un personnage intéressant et puissant dans un bon roman. J’aimerais aussi réhabiliter quelques morceaux de musiques sublimes dont il serait triste de ne les connaître que par-là : je pense à du Nina Simone, notamment, I put a spell on you est une grande chanson. Voilà, mon cœur a pleuré.

Quant au style, oh, parlons-en. C’est du parler. Pas de l’oralité, certains grands styles sont oraux, je pense à Céline, voire à Hemingway, parfois. Mais il n’y a rien de grand dans ce parler, qui est le même des personnages au narrateur. Seulement une platitude assez grande, qui n’aide pas à apprécier Anastasia Steele, qui nous parle à la première personne. Un roman à la première personne est plus délicat à écrire, tout y semble très vite très outré. Eh bien, je confirme… Ça n’aide guère à sa crédibilité en tant que personne douée de raison. Un style plat, ponctué de remarques censées nous exprimer ses pensées les plus intimes. Le tout en italique : quel beau style direct fondu dans le paysage comme le serait une montagne dans une plaine ! Et pour nous dire quoi ? « Oh God », « Fuck », toutes formes d’exclamations de satisfaction sexuelle ou de désir. Plus tard, nous découvrirons le fantastique « Oh my Fifty » poussé sur un ton mélancolique, car, comme chacun sait, « mon Cinquante » est un surnom tout à fait normal pour décrire quelqu’un. J’ai lu les 3 livres en anglais, comme on le devine : je n’ose imaginer la traduction… Ce style est une source de joie, parfois, malgré tout. Comment ? Notamment grâces aux deux petites voix d’Anastasia, son « subconscient » et sa « déesse intérieure » (inner goddess en anglais) laquelle tend à faire des choses très ridicules, comme faire du cheerleading, enlever ses lunettes pour se réveiller et observer la situation, ou encore faire des bonds. Autrement dit, entre sa raison et son âme de nymphomane, son cœur balance. Je vous laisse deviner la sublime réunion des deux, qu’on ne nous décrit pourtant pas, dans l’amour parfait, final, et légèrement SM de la fin : peut-être dansent-elles ensemble ? Le ridicule ne tue pourtant pas…

Je pourrais continuer longtemps à détailler les ridicules, les manques, les vides de cette histoire. Mais il me reste une chose : que tirer de cette lecture ? A mon avis, peu de positif. Le romantisme est discutable, et j’espère que le monde considère qu’il y a de plus belles histoires que cela. La vision de la sexualité est pour le moins erronée, et franchement propre à créer encore des bêtises. Chacun ses fantasmes, je n’ai rien à dire là-dessus, mais celui qui écrit porte à faire croire que ce qu’il dit est possible, voire positif. Navrée, je ne peux pas. Tout porte à croire, dans ce roman, que les choses peuvent tomber d’un coup, comme ça, vous arriver. Tout amène à penser que l’amour vaut en partie transformation – il y a concession dans les deux sens, certes, mais enfin il est des choses que, je pense, on n’accepte pas. Que le déséquilibre du couple existe, oui. Que cela soit considéré comme un idéal d’amour… non. Tout le monde, finalement, est trop bon, dans ce livre – sauf un homme, dont la méchanceté n’a d’égal que l’amour inconditionnel, vrai, sans réalité, de nos deux tourtereaux. Une morale douteuse, dans un livre sans épaisseur et qui laisse à entendre que si un homme vous envoie au firmament il est bon, dans le fond, forcément. Après tout, un stalker, violent, qui cherche à tout contrôler de vous, tout le temps, dont le passé n’est pas clair, qui a trop d’argent, trop de problèmes, c’est forcément l’homme parfait… non ?

Qu’est-ce que je conclus, personnellement ? Que c’est un mauvais roman. Une mauvaise trilogie, si vous préférez. Qu’une fanfiction très moyenne, cela va bien parce qu’on ne la paye pas, mais à près de 15 euros le tome, c’est non. Que le pseudo-message suggéré (aucun livre n’est innocent) est pour le moins négatif. Que le fait que cela soit un best-seller est bien triste, mais que j’ai encore de l’espoir… Nous autres français ne sommes-nous pas censés représenter le bon goût et la délicatesse ? Le livre part d’un moins bon pied ici qu’aux Etats-Unis, et c’est déjà ça. Cette lecture m’a presque attristée, par moments, rendue maussade, d’ennui et de regret de ce temps passé où les adolescentes se cachaient pour lire du Rousseau. Mais si vous le souhaitez, lisez-le. Avec distance, pour rire. Pas tout, peut-être, ce serait trop. Ou peut-être si vous vous ennuyez trop vraiment. Si c’est la seule chose à faire, parce que ça n’est pas compliqué. Si vous aimez la littérature et seulement elle, n’essayez pas du tout. Si vous ne lisez presque pas, je vous supplie, ne croyez pas que cela, c’est de la littérature ; d’ailleurs, évitez ce livre-là comme la peste. Je pense qu’il nécessite un vaccin, pour ne pas s’imprégner de sa toxicité mais pouvoir s’en amuser. Pour 1100 pages, choisissez plutôt du Tolstoï.

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