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L’écoeurement
1er mai 2003, par Philippe Nadouce

La France s’est pavanée au soleil du pacifisme pendant les trois semaines de guerre éclair en Irak. Les manchettes des journaux faisaient preuve d’un étonnant souci d’indépendance et se démarquaient de la quasi totalité de leurs confrères occidentaux qui furent souvent à deux doigts de ressembler dans leurs infectives aux tabloïdes britanniques qui eux, incitaient sans vergogne à la haine raciste. Les chaînes de télévision s’efforçaient de suivre religieusement les comptes-rendus des combats mis en scène par leurs collègues américains et essayaient -il en avaient mal au cœur- de ne pas trahir le consensus en faveur de la paix qui avait saisi leurs télespectateurs. Le peuple, quant à lui, regardait ses collégiens et ces lycéens manifester pour le droit international avec un sourire indulgent et tendre... On croyait rêver ! Il fallait vivre à Paris pour le croire. Quelle légèreté dans le pas ! Notre vieux « ça ira » était sur toutes les lèvres… Marais, Seizième y compris ! Un printemps du peuple !

M. Chirac en anti Daladier, forcément clairvoyant, recevait à l’unamité dans la presse française et allemande le titre de Champion de la Justice, Défenseur du Monde Arabe, Petit Père des Opprimés ! Le grand homme était décidement voué à la postérité… Quelques mois s’étaient écoulés depuis son élection triomphale contre l’apocalyptique M. Le Pen. Le score aux urnes de M. Chirac était sans précédent, destiné aux livres d’école, un pourcentage digne d’une dictature du tiers-monde qui allait pourtant à merveille à une société plurielle et démocrate. Un hit ! Les spécialistes de médias étaient d’accords : tout s’expliquait par une conjoncture exceptionnelle ! Tout allait bien vite revenir à la normale... M. Mitterrand dû se retourner dans sa tombe, lui qui avait attendu toute sa vie un signe du destin qui fût à la hauteur de son ambition dévorante ! L’homme qui, selon lui, se couvrirait de ridicule une fois président, lui volait sa place dans l’éternité ! La revanche de M. Chirac était complète.

Des rangs gaullistes ont s’efforca de relancer, de toiletter l’ariette de la « grandeur de la France » bien maigrelette depuis les affaires Rwanda, Elf, Méri, etc. Unanimité encore un peu partout ! On le disait en baissant la tête, modeste : la France était quand même sacrément grande ! Et Chirac, un type gonflé ! De tenir tête, comme ça, à l’homme le plus puissant du monde ! Il ne s’agissait plus de politique, là. On pouvait le dire sans rougir, hors des passions partisanes ; chapeau Chirac ! C’était plus La Santé mais bien le Panthéon !

Tous les ingrédients de cette farse étant réunis, il ne manquait plus pour commencer le spectacle que les maîtres de cérémonie. Et ils ne faillirent pas à leurs réputation. L’ensemble des informateurs du PAF, dont la piteuse attitude lors de la première guerre du Golf nous avait fait rougir de honte, voulut voir dans ce conflit l’occasion de se refaire une crédibilité. Cette fois, avaient-ils l’air de dire, nous maintiendrons une distance à l’égard des grands monopoles de l’information américaine, nous serons beaucoup plus critiques, nous refléchirons, décortiquerons, vérifierons avant d’informer. C’est, en effet, une France « critique » avec le conflit et les intérêts américains qui se réveilla le 21 mars 2003, debut de la guerre. Et pour cause !

Le fameux quatrième pouvoir pouvait profiter de son petit retour à l’âge d’Or de la Démocratie ! Fini le « à vous Simone ! ». La presse « news » devenait « views ». Ils avaient appris la leçon, le mépris grandissant des populations à leur égard n’était déjà plus qu’un mauvais souvenir. Le grand sac que certains leur promettaient de partager avec les hommes politiques, un singe et un coq pouvait repartir dans la remise du tribunal du peuple !

Ne se démarquaient-ils pas maintenant des médias américains ? Des modèles d’indépendance il n’y avait encore pas si longtemps ! Des modèles qui s’étaient brusquement retournés contre la Liberté pour comploter avec le grand capital ! Comment cela avait-il pu arriver ? Les médias européens étaient médusés, ébaubis !

Heureusement, en France ; ils étaient à l’abri des faucons de M. Bush et des ténors du neolibéralisme… La vieille Europe avait ses propres valeurs et pouvait réagir. Nous n’eûmes pas longtemps à attendre. En marge du Rassemblement des français que l’Histoire offrait sur un plateau à M.Chirac, au nom de la réconciliation nationale autour d’une identité forte et d’un destin commun, ce fut l’ensemble des secteurs de l’information qui saluèrent la disparition de M. Lagardère, Libé, le Monde, première page ! Tous y sont allés de leur petite génuflexion ! Un grand homme, un bienfaiteur de la France ! Les mauvaises langues s’en sont données à coeur joie ! Très mauvais goût que de cracher sur un cercueil en or massif !

Pour le gouvernement français, l’état de grâce s’est achevé dans la poussière soulevée par les statues démembrées de Saddam. Les trésors d’indépendance critique deployés par les médias français et européens ne devaient cependant pas leur faire oublier que l’actualité reprenait ses droits. Une actualité brûlante ! La BBC fut une des premières à donner le la et nous montra toute la vérité, ce 13 avril, quand les marines entrèrent dans Bagdad libérée. Des hordes de bagdadiens en liesses -quelques centaines en réalité- saluaient les libérateurs ! C’était bien la preuve que les irakiens voulaient cette guerre ! Ils couraient partout, se faufilaient entre les chars, embrassaient les soldats qui distribuaient cigarettes et jeux de cartes, sautaient de joie, savataient jusqu’à la crampe tous les symboles de l’ancien régime ! Une grosse femme, sans le voile, échevelée, apparaissait au premier plan, portant un tee-shirt Nike assez moulant ! D’où sortait-elle ? Etait-ce une représentante des 600.000 chrétiens irakiens ou le cabinet Bush avait-il déjà fait disparaître les burkas ? Le commentaire très explicite nous expliquait en fin de reportage que le groupe de six personnes assis contre une palissade, en arrière plan d’une image grise, étaient en fait des opposants et qu’ils n’avaient pas souhaité la bienvenue aux Américains… La BBC qui avait déjà eu le toupet, une semaine après le début des combats et des violents bombardements, de communiquer le nombre de morts irakiens : 75 au total ! C’était le prix à payer pour une guerre humanitaire. Les derniers chiffres, effrayants -30.000 victimes-, annoncés le mardi 29 avril, n’en étaient pas moins toujours aussi ridicules. Il faudra s’attendre, au bas mot, à dix fois plus !

Puis, le 17 et 18 avril, nous découvrons l’horreur des camps de la mort de « l’implacable dictature » ! Les frères sanguinaires diluaient les opposants dans des bains d’acide en buvant du 12 ans d’âge ! Des révélations scandaleuses sur le train de vie des hauts dignitaires du régime alors que la population mourait de faim ! Tarek Aziz, catholique pourtant, avait du champagne dans sa salle de bain ! De l’or ! Les fils du tyran, des psychopathes, de l’alcool ! Des prostituées blanches ! Des revues cochonnes et Internet ! Une hécatombe ! Des massacres partout relatés par les survivants ! Du jamais vu depuis Hitler et Staline ! Encore une fois, la preuve que les Irakiens avaient besoin d’être libérés !

Comment cela avait-il pu échapper à tout le monde et pendant si longtemps ?

Ces horreurs sont pourtant dénoncées sur la Toile et dans les rapports annuels d’Amnestie Internationale, des Nations Unies, des ONG les plus diverses, etc. et ce, depuis des années… Comment se fait-il que les gens chargés de nous informer n’aient jamais eu l’idée de mettre leur nez dans ces rapports ? Et s’ils l’ont fait, pourquoi ne nous en ont-ils jamais parlé au 20 heures ?

On croyait qu’après la libération du Koweït et le fiasco d’Ethiopie, les guerres filmées en direct auraient perdu toute crédibilité ! Ce dernier massacre aura prouvé le contraire ; la tendance s’est accentuée. Mais la dernière mouture est sensiblement différente des précédentes… Cette fois, la conquête de l’Irak aura coûté la vie à un nombre préoccupant de journalistes et de caméramans ! Que faisaient-ils là-bas ces hommes ? Et s’il y étaient pour nous informer, où sont passées les images pour lesquelles ils ont pris tant des risques ? Où sont passées ces centaines d’heures de rushs prises en première ligne ? Nous ne les avons jamais vues ! Les grandes chaînes de télévision ne nous ont rien montré et quand elles le faisaient, nous avions droit aux mêmes insipides mises en scène diffusées en boucle sur les téléviseurs des cinq continents ! Ces journalistes sont-ils morts pour rien ? Dans ces conditions, à quoi riment les manisfestations de mécontentement de leurs confrères en Europe ? En Espagne, par exemple, où ils ont envahi le parlement ? Il est légitime qu’ils accusent les militaires et les politiques de telles atrocités, mais pourquoi n’agissent-ils pas de même avec les magnats de l’information qui les emploient et qui les envoient se faire tuer en échange de rien ?

Le public qui, hier encore, associait le reporter à la guerre, à l’épique, à l’atroce, au risque pour la liberté, le voit aujourd’hui comme un simple élément « esthétique » du paysage guerrier. C’est tout. Cette mascarade est totale s’il apparaît en traillis kaki, appareil photo ou caméra autour du cou, mince, intrépide et anarchiste, tel que l’a toujours montré l’iconographie hollywoodienne. Au yeux du grand public, la fonction du reporter s’arrête là désormais. L’impact de l’image a définitivement remplacé la véracité de l’information. Elle l’a substitué au point qu’une information vraie sans image ne vaut plus rien et se voit remisée au placard des « rumeurs ». L’essentiel a été de voir les reporters à leurs places dans le désert, sur le front ou dans une mise en scène du front. Montrer une femme marchant, sans voile, dans une rue de Kaboul, revient à dire que le port du voile est révolu, que l’émancipation est une question de jours ! Montrer un reporter évoluant dans une image vert bouteille, dernier cri en matière de vérité, est la garantie que le travail informatif est bien fait. La vision nocture prouve que la liberté de l’information est saine et sauve !

En 1991, les quelques 80 000 marines empoisonnés par les bombes radioactives et les gaz utilisés par leur propre état major ont servi et continuent de servir de cobayes. Ils meurent tous les jours sans avoir reçu de véritable réponse sur la nature de leur mal. Le thème de la « chair à canon » revisitée englobe désormais les journalistes envoyés sur le front pour ne rien en ramener. Ces hommes, jadis des héros, ne sont aujourd’hui que des instruments au service d’un nouveau concept de l’information et de la guerre, un concept dépersonnalisant qui a sacrifié leur statut d’acteur de l’information pour leur donner celui, humiliant dans de telles circonsctances, de simples comédiens.

Quant aux populations civiles, la Convention de Genève datant du 9 décembre 1948 et relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre a beau leur donner des « droits », leurs maisons, leurs blessures et les sequelles psychologiques de la terreur moderne servent à remplir les comptes-rendus de toute une ribambelle de commissions speciales au service du complexe militaro-industriel occidental. Le monde comme fantastique laboratoire Mengele !

Les differentes lectures et analyses de tant de mensonges et d’atrocités s’appuient, comme on peut l’imaginer, sur une multitude d’articles, de faits et de remarques tous plus pertinents les uns que les autres. Une presse minoritaire, une ample bibliographie et Internet regorgent de ces écrits qui, avec la paix, ne doivent à aucun prix passer au deuxième plan de l’actualité. La décence oblige plus que jamais les écrivains, les artistes et les intellectuels à contribuer à la diffusion de ces idées. Les puissants ont réussi l’impensable il y a encore quelques mois et, comble de l’ironie, récoltent aujourd’hui sous les applaudissements de millions d’hommes et de femmes crédules les fruits d’abominables crimes !

Conclure cet article est un travail dont je ne m’acquitterai pas. Surenchérir sur le manichéisme criminel des médias est plus aisé que d’essayer de voir clair dans l’avenir. Quoi qu’il en soit, et ici s’arrêtera pour moi l’exercice de la boule de crital, l’occident vient de montrer au monde qu’il est disposé à conserver coûte que coûte ses prérogatives. Car il serait une erreur de croire que les atrocités perpetrées ces derniers mois sont seulement le fait des Américains. La France ne peut se dédouaner de ses crimes parce qu’elle a osé s’opposer à ses partenaires de toujours ! M. Chirac n’est pas un bon samaritain. Honte à ceux qui s’évertuent à le faire croire aux populations !

Il s’agit de privilégier un mode de vie au détriment de tous les autres, au détriment même de la démocratie et de ses conquêtes.

Les guerres d’Afghanistan et d’Irak, premiers conflits du troisième millénaire, - de plus grands sont à prévoir, ce n’est un secret pour personne -, marquent l’avènement d’une ère raciste qui se verra légitimée par le Droit. Les opinions publiques des pays riches sont déjà préparées à ce retour en arrière. La télévision, loin d’être l’ élément indispensable à cette politique, est néanmoins un facteur de pourrissement d’une exceptionnelle efficacité. La vision tronquée que nous avons du monde arabe est un des exemples le plus frappants de cette réalité. Certes, la télévision n’a fait qu’amplifier ce phénomène, notoire depuis le siècle d’or espagnol, mais le grossissement prend des proportions qui sont maintenant hors de notre portée. Des idées monstrueuses telles que l’hypocrisie de l’Arabe terroriste et fanatique, buvant de l’alcool en cachette, se battant salement contre l’ennemi, utilisant les femmes et les enfants comme bouclier humain (pratiques pourtant très courantes dans l’armée israélienne), sont très présentes dans le système de pensée de l’homme de la rue occidental. Et les plus terribles peut-être : que l’Arabe est incapable de se gouverner lui-même, qu’il n’est bon que pour la dictature, que c’est un pleutre, un piètre combattant incapable de se défendre et que par conséquent qui mieux que l’homme blanc peut prendre les rennes de son destin ?

L’avènement de ce choc de civilisation est inéluctable. Il a déjà commencé. Une des causes fondamentales de ce repli de l’histoire sur elle-même est due sans aucun doute aux problèmes malthusiens dont l’analyse marxiste n’a fait qu’amplifier le spectre. Un grand bouleversement des mœurs est donc à craindre dans les années à venir. Pour y parvenir, les instigateurs de ce grand bouleversement n’hésiteront pas à faire systématiquement appel à des justifications irrationnelles. Le futur n’existera que par l’imposition de ces justifications souvent amenées par la politiques du fait accompli ; des justifications aberrantes qui finiront par devenir une vérite médiatique assez puissante pour recevoir les fondements d’une nouvelle morale.

Philippe Nadouce
Londres, 1 mai 2003

Divergences.net©

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