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Plume - Marc Foglia
1er janvier 2008, par Marc Foglia

Plume - Marc Foglia
mardi 1er janvier rév. 10 mai 2008, par Marc Foglia

Plume
La plume écrit les discours du Ministre, généralement avec rang de conseiller technique, et sous le titre de conseiller discours. J’ai travaillé comme plume pour Dominique Bussereau, Ministre de l’Agriculture et de la Pêche, du 1er septembre 2006 au 6 mai 2007. Mon titre était celui de « conseiller discours & études », dans la mesure où je m’occupais également des sondages, à partir desquels je rédigeais les notes sur l’état de l’opinion, en particulier agricole. Pendant les trois mois d’été qui ont précédé mon entrée en fonction, j’ai eu la chance de pouvoir m’initier avec mon prédécesseur à cette fonction. J’ai absorbé autant que je l’ai pu les dossiers agricoles, qui présentent un haut degré de technicité. Sans cette période de formation, la plume du Ministre n’aurait sans doute pas survécu au choc de la rentrée agricole et politique, en septembre.

En cabinet, le document le plus important est le calendrier du Ministre. Le travail en équipe est réglé par le calendrier : si l’on veut éviter d’introduire du désordre, il faut veiller à suivre exactement le calendrier et à entreprendre les tâches au bon moment. Ici, le kairos ne fait qu’un avec l’anankè : le calendrier est la loi d’airain des cabinets ministériels, et la source de l’intelligence de l’action, nécessaire à la saisie du moment opportun. Malgré de possibles fluctuations et revirements de dernière minute, qu’il faut alors aussitôt intégrer, la première chose à savoir est que tel discours devra être prononcé tel jour, telle heure. Moins que tout autre, la plume ne peut s’y soustraire.

La plume prend rapidement conscience d’une dimension essentielle au discours politique : le discours du Ministre fait la politique du gouvernement. C’est un discours performatif, véhicule de l’action et créateur d’une vérité. Lorsque le Ministre annonce le déblocage d’un fonds spécial d’indemnisation, sa parole est performative : elle engage l’Etat, avec tout son appareil administratif, juridique et budgétaire. Si le déblocage du fonds est repoussé, par décision du Premier Ministre (on parle dans ce cas d’un « arbitrage de Matignon », aujourd’hui d’une « décision de l’Elysée »), le Ministre ne peut évidemment rien annoncer dans son discours. Par conséquent, on est tenu comme plume d’être créatif sur la forme, mais de ne jamais rien inventer sur le fond. Je me souviens d’avoir laissé entendre, dans un discours portant sur l’agriculture raisonnée, que les incitations financières pourraient être étendues aux circuits de distribution et aux industriels. Le cabinet a été contacté par des industriels cherchant à obtenir confirmation de la bonne nouvelle. En ce cas, j’aurais dû éclaircir la question, en appelant le conseiller qui avait l’agriculture raisonnée en portefeuille, et qui se serait lui-même renseigné pour lever l’ambiguïté. Le discours d’un ministre est soumis à l’exigence de vérité, une vérité qui s’établit dans la correspondance de l’action de l’Etat à ses intentions et à ses moyens.

Pour fabriquer le discours, la plume reçoit des « éléments de langage » (c’est le terme consacré) fournis par d’autres conseillers, qui les ont eux-mêmes reçus des directeurs d’administration centrale (ou plus familièrement, des « services »). Ces éléments ont été parfois modifiés et synthétisés plusieurs fois. Ils sont le plus souvent volumineux : le premier travail à effectuer est donc un travail de synthèse. Un ministre fixe à sa plume des contraintes strictes en matière de temps de parole, qui vont presque toujours dans le sens du raccourcissement. L’exercice de synthèse demandé à la plume est beaucoup plus politique qu’il n’y paraît : les conseillers sont convaincus, chacun de leur côté, que tous les détails ont leur importance, et peuvent donc nourrir le soupçon que la synthèse proposée, qui rabote certains détails par la force des choses, trouve sa source dans un acte d’hostilité dirigé spécialement à leur encontre. Souvent, la plume prendra donc son téléphone, non pour demander des précisions, mais afin de prévenir les susceptibilités : qu’est-ce qui peut passer à la trappe, et que veux-tu que l’on garde absolument dans le discours du Ministre ? Il faut également traduire en langage ordinaire et compréhensible le langage codé des technocrates. Si le Ministre n’était pas content de la traduction proposée, il notait en marge « charabia techno » : à revoir donc. Cela étant, les capacités de synthèse et de traduction démontrées par une plume sortent le plus souvent d’embarras les autres conseillers, qui savent aussi exprimer leur reconnaissance. La plume doit-elle respecter des consignes ? Un ministre donne rarement des indications, et si c’est le cas, elles portent sur le style, le temps de parole et l’attention à apporter au contexte. Je ne me souviens pas avoir reçu de consignes sur le contenu d’un discours, aussi étrange que cette liberté puisse paraître.

Pour un universitaire habitué à travailler de manière indépendante, le fonctionnement du Cabinet est semblable à celui d’une machine, à la fois imposante et fragile. Le discours doit être revu par les autres conseillers, le directeur adjoint de cabinet, le directeur de cabinet et le ministre. À partir d’une première version s’engagent des allers et retours nombreux, parfois fastidieux. Les procédures sont très codifiées, et il faut aller vite. Entre plumes, on évoque des records : j’ai eu droit à sept révisions sur un discours politique, mais au cabinet voisin de Gilles de Robien, mon homologue a dû aligner dix-huit révisions jusqu’à trois heures du matin. Il y a pire : lorsque la finalisation du discours était en retard par rapport au calendrier prévu, les secrétaires du directeur de Cabinet et du Ministre m’appelaient environ tous les quarts d’heure, dans une atmosphère proche de celle qui devait régner sur le Titanic juste avant la submersion finale. C’est la seule fois où j’ai dû me montrer vraiment désagréable, et signifier que je préférais les mails de relance aux appels téléphoniques. Le défi consiste en fait à s’adapter aux circuits bien rôdés de la parole ministérielle, à jouer un exercice d’équilibriste entre le respect méticuleux des process et l’urgence du timing. On comprend vite l’intérêt qu’il y a à cultiver l’esprit d’équipe, et à entretenir entre conseillers la flamme d’une solidarité précieuse. Comme la charge de travail est énorme, la solidarité s’apparente une technique psychologique pour se maintenir à flot dans la tempête. Rester en contact régulier avec l’équipe permet d’éviter les travaux inutiles et de suivre à la corde le calendrier. La proximité avec les autres conseillers joue le rôle d’une technique quasi industrielle de ciblage des tâches. Par rapport aux travaux solitaires de l’universitaire, l’esprit d’équipe a quelque chose de grisant. Du cabinet dont elle fait partie, la plume partagera tous les succès et tous les échecs.

Le calendrier des discours est une montagne de Sisyphe. L’inquiétude qui accompagne chaque discours comme son ombre ne disparaîtra que lorsque le discours aura été prononcé par le ministre. Un autre discours aura déjà déboulé et remplacé l’ancien, avec la priorité des urgences qui ne peuvent souffrir de contradiction. Les cabinets vivent dans un état d’hypnose appelée TTU, sigle barbare entre tous pour « Très Très Urgent ». Le simple fait d’avoir du temps, de prendre ou du perdre du temps, se transforme en heureux souvenir dès le jour de l’entrée en fonction. S’il faut hésiter à embrasser la fonction, c’est en raison du sacrifice imposé aux relations amicales et familiales. J’adresse mes sincères remerciements à mon amie pour la compréhension et le soutien sans faille qu’elle m’a apporté. Comme les journées au bureau étaient trop longues, j’ai dû prendre un studio dans le 7ième arrondissement, à proximité de la rue de Varenne. Les vacances même du conseiller s’apparentent à l’organisation d’une sortie ministérielle : le temps est une denrée si rare qu’il faut la minuter, la contraindre, lui interdire de s’échapper sous forme de loisir ou d’improvisation. Cet ascétisme n’est certes pas propre à la fonction de plume, pas plus que le dévouement exigé. Toutefois, si l’on compare la plume aux autres sortes d’écrivains, cette combinaison étrange entre l’art d’écrire, l’autorité de l’Etat et l’extrême compression du temps en constitue le trait le plus caractéristique et le plus singulier.

Une plume accompagne rarement le ministre sur le terrain, pour cause de surcharge de travail. Une journée passée sur le « terrain » (mot magique dans la haute administration) signifie autant d’heures soustraites aux quatre murs de son bureau mais autant de retard pris dans le calendrier. L’image que l’on découvre parfois dans les médias, celle des modifications de dernière minute effectuées dans l’avion en tête-à-tête avec le chef, reste bien loin de la réalité du métier. On reste à bricoler avec ses dossiers et ses éléments de langage, tard le soir, tout en recevant ou passant des coups de téléphone destinés à garantir la pertinence future du discours dans son contexte, et l’exactitude de son contenu. J’ai participé à quelques salons agricoles, afin de m’imprégner de l’ambiance de terrain, mais je dois avouer que c’était surtout pour profiter de l’occasion, passer quelques moments avec le ministre et me changer les idées. J’avais par ailleurs la chance de connaître et d’aimer le monde agricole et rural, ce qui n’est pas un mince avantage au regard de l’exigence, pour la plume, de décentrer son regard et d’adopter celui de son public. Les conseillers ont besoin de se sentir en empathie avec un monde plus large que celui du cabinet. Il faut savoir en effet qu’un cabinet ministériel fonctionne en vase clos, du fait de l’obligation à former une équipe soudée et de l’interdiction matérielle de perdre du temps. Ce ne sont certes pas les contacts qui manquent avec les élus, les professionnels ou l’administration, mais il n’empêche que les conseillers vivent à 99% au rythme de leur cabinet, partageant les diverses nuances de l’humeur collective.

Dans la langue française, la plume reste un ornement, au sens figuré comme au sens propre. La maîtrise du beau discours fait partie de l’appareil de légitimation déployé par les responsables politiques, au même titre que la voiture avec chauffeur, le garde du corps, le protocole et la pompe des cortèges ministériels. De ce point de vue, la plume a l’impression de travailler avant tout à renforcer l’appareil symbolique du pouvoir, et à légitimer l’autorité de ses occupants. Le rôle qu’on lui demande de jouer ne serait-il pas au fond de participer au théâtre d’apparences et d’en écrire les scénarios attendus ? La fonction symbolique de l’exercice du pouvoir politique est essentielle, et trop souvent négligée. La plume devra toutefois renoncer à se poser certaines questions. Quand elle s’agite, elle ne se demandera pas si le discours qu’elle écrit servira réellement aux administrés, en dehors de la brève extase du prononcé, ou bien si la part nécessaire du décorum (réception, cortège, remise de décoration, etc.) dans l’exercice du pouvoir ministériel en France, doit plutôt se comprendre sur le modèle d’un investissement public moderne, ou sur celui d’un avatar des fêtes primitives décrites par Marcel Mauss et Claude Lévi-Strauss. Quoi qu’il en soit, il existe une demande forte de discours dans notre société et le politique se doit de répondre à cette demande. En maintes circonstances, l’absence de discours ministériel serait ressentie au mieux comme une déception, au pire comme une offense par les élus, les représentants du personnel et les citoyens. Le métier de plume n’en reste pas moins - c’est sa face cachée - une initiation aux jeux symboliques du pouvoir, aux « cordes d’imagination » et autres « grandeurs d’institution », à la fois nécessaires et vaines comme le pensait Pascal.

Qu’est-ce qu’une plume peut attendre d’un passage en cabinet ministériel ? La fonction est liée à un environnement particulier, et le plus souvent attachée à la personne d’un ministre. La plume s’envole difficilement, à moins d’être portée par un puissant courant d’air chaud. C’est plutôt l’inverse qui est vrai : un ministre use plusieurs plumes. Par ailleurs, si le discours joue un rôle central en politique, le statut de plume est en revanche loin de refléter cette importance réelle et symbolique. Les ministres, directeurs et directeurs adjoints de cabinet savent qu’une bonne plume est difficile à trouver, ce qui n’empêche pas celle-ci d’être la dernière roue du carrosse ministériel : sans cette roue, le carrosse ne roulerait pas, mais on n’y accordera guère d’attention que pour en changer. La plume essaiera par conséquent de ne pas se laisser enfermer dans le rôle de plume, et d’obtenir une promotion à sa sortie de cabinet. Cette ambition est partagée par l’ensemble des conseillers : pendant les mois qui précèdent un changement annoncé de gouvernement, le souci de la « sortie de Cab » (terme consacré) occupe une place excessive dans les discussions, les efforts et les manœuvres des Cabinets ministériels. C’est en effet l’un des rares moments, dans les carrières publiques françaises, où l’on sait que les jeux ne sont pas faits d’avance. Les talents et les soutiens, la réussite de l’équipe et l’ingéniosité personnelle, les informations circulant en circuit fermé et les proximités des uns et des autres avec le pouvoir peuvent transformer le passage en Cabinet en « tremplin pour sa carrière » ou en « placard doré », en fonction de l’âge du conseiller.

L’initiation au verbe ministériel représente une belle initiation au fonctionnement de la haute administration, outre l’accès aux ors des hôtels particuliers de la République. La fonction est socialement gratifiante et physiquement épuisante. Ni la rémunération perçue, ni le carnet d’adresses, ni la proximité avec le pouvoir politique ne sont à mon avis des motifs suffisants pour justifier le dévouement quotidien dont la plume doit faire la preuve. En soi-même, on trouvera l’énergie nécessaire à l’écriture sous pression et au sacrifice de tout le reste dans le souci de bien remplir son rôle, et la passion de la communication écrite. Certains évoqueront l’ambition de « servir l’Etat au plus haut niveau ». Personnellement, je considère cette motivation comme peu légitime, la trouvant grandiloquente, voire méprisante à l’égard de tous ceux qui, fonctionnaires, salariés du privé ou entrepreneurs, servent tout autant leur pays que les membres des cabinets ministériels. La différence est que la proximité avec le pouvoir procure un certain nombre de gratifications.

Le recrutement des conseillers s’effectue le plus souvent par des réseaux informels et sur la base d’un entretien avec le chef de cabinet, le directeur et le directeur de cabinet, et enfin le ministre. L’avis du directeur de cabinet est décisif. L’embauche se fait intuitu personae par le ministre, sur proposition du directeur de cabinet. Au regard de l’engagement qu’exige la fonction, il ne faut pas y aller à reculons. Et il vaut mieux être en accord avec son ministre, même si l’accord humain et politique relève la plupart du temps de la chance (voici la tuchè, après l’anankè et le kairos), c’est-à-dire des choses que l’on ne peut prévoir. La fonction de plume est une expérience passionnante et utile, que des universitaires et de jeunes écrivains ont intérêt à briguer. Universitaire, on crée de facto un lien entre l’Université et la haute administration, lien trop peu développé dans notre pays, au point qu’il n’existerait même pas sans la médiation des Grandes Ecoles. On découvre en cabinet ministériel un autre univers professionnel, autant marqué par l’esprit d’équipe que l’Université française peut l’être par l’isolement de ses chercheurs. Un intellectuel sera agréablement surpris de recueillir autant d’estime à l’occasion de réceptions, conférences et cocktails, élevés au rang d’activités professionnelles. Il est seulement besoin d’un peu de savoir-vivre, et de capacité à gérer un emploi du temps : chaque soir ou presque, Monsieur le Conseiller sera invité à des dîners, auquel il n’aura naturellement pas le temps d’aller.

La plume apprendra le respect de la hiérarchie et prendra goût à l’action. Elle verra le temps politique s’inscrire dans sa chair, ses nuits, son visage, et souhaitera des vacances tout en craignant que la musique ne s’arrête. Elle devra renoncer à signer quoi que ce soit en son nom, le déplorant tout d’abord, puis mettant en balance la valorisation professionnelle et sociale de ses compétences avec le peu d’attention qu’avaient recueilli les publications universitaires, articles ou romans, précisément signées en son nom. Elle s’initiera au fonctionnement de ce que l’on appelle les hautes sphères de l’Etat, où tout paraît possible, aux enjeux de la parole gouvernementale, à son rythme, ses effets et ses pièges. Elle s’habituera à travailler sous pression, avec des collègues également sous pression, comme si cette ivresse ne devait jamais finir. Elle se passionnera pour cette écriture-action et se sentira forte de cette parole qui engage l’Etat. Enfin, last but not least, l’expérience de l’urgence permanente lui permettra de goûter plus tard, avec de nouvelles papilles, les charmes de la lecture, de la réflexion et de l’écriture, qu’elle avait pour ainsi dire été contrainte d’oublier.

Marc Foglia

Messages

  • C’est tout à fait par hasard que je suis tombée sur votre analyse. Je suis depuis six semaines la nouvelle plume (la 3ème en 18 mois) de Michel Barnier et j’ai lu votre prose avec beaucoup d’amusement...Plume, il me semble que c’est une belle école d’humilité. Il convient d’avouer aussi que c’est assez amusant d’observer de l’intérieur la vie d’un cabinet ministériel. Et votre sortie de plume, alors ????
    Très...heu...confraternellement ?
    Sophie BENARD
    sophie.benard@agriculture.gouv.fr

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