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Peuples sans opium
12 juin 2006, par Philippe Nadouce

Vieille rengaine que cet opium là ; à peine utilisable aujourd’hui puisque les idéologies sont mortes... Une belle épine enlevée du pied des sociétés post-industrielles. Une trouvaille de Marx qu’on pouvait difficilement remettre en question ; cela gênait quand même pas mal de monde.
La fin de l’Histoire, c’est aussi la fin de cette histoire d’opium qui sentait un peu trop fort, l’enterrement de tout l’appareil philosophico-libérateur de l’homme né libre mais qui partout vit enchaîné... [1]

Les paradis artificiels

C’est vrai que les détracteurs de Marx et du socialisme n’en font même plus mention aujourd’hui et quand c’est le cas, ils perpétuent les mensonges de toujours. Celui de l’Eglise catholique, par exemple. Elle n’existe plus guère que dans le Tiers-monde ; en Europe, c’est un vieux souvenir ; et bien plus encore depuis les 40 millions d’exemplaires vendus par Dan Brown.

Tiens ! C’est vrai, en Europe, on tire aisément un trait sur l’autre monde ; s’entend : le monde anglo-saxon qui, comme nous le savons, est beaucoup plus vaste que les Etats-Unis. C’est d’ailleurs ce qui frappe l’Européen qui vient habiter quelques temps au Royaume-Uni. Toutes les bondieuseries catholiques et chrétiennes n’y ont plus du tout cours ; on ne parle des prêtres que dans les tabloïds, à la rubrique « pédophile », ou au jité quand les homos church of England veulent eux aussi avoir leur part du gateau et on s’étonne très franchement d’apprendre que dans le sud de l’Europe (qui commence une fois passée la Manche), les évêques ont leur mot à dire dans les médias. « Ils sont fous ces continentaux ! ».
A défaut d’être mort et enterré, Dieu est devenu libéral Outre Manche. On vous dira que les Anglicans sont très actifs, qu’ils gagnent du terrain sur les Catholiques en Afrique et en Amérique du Sud, etc.. C’est bien possible à Ouagadougou et dans les brumes du Machu Pichu mais dans les églises londoniennes le dimanche ; à part la minorité noire et le troisième âge...

L’anglicanisme, c’est comme le hooliganisme : c’est d’abord quelque chose de bien anglais ; un stéréotype, une tradition, un « -isme », un signe qui distingue clairement du Musulman, de l’Asiate ou de l’Européen. C’est tout. Ces choses qu’on retrouve dans le PAL / SECAM, le mètre et le inch, le Celcius, le Fahrenheit, etc.

Mais continuons de malaxer cette petite boule de pâte verte entre nos doigts... Regardons de plus près l’opium en question.

Darth Vador

Ce qui était intéressant dans cette idée de la « superstructure marxiste », c’était la fonction symbolique qu’y tenait la religion. Marx la voyait comme une source d’aveuglement et d’abrutissement qui permettait aux classes possédantes (« les décideurs » pour les nouveaux venus) de se reproduire en paix. L’idée fut étayée quelques décennies plus tard par les pionniers de la psychanalyse et de l’anthropologie qui, étrangers à tout polémisme politique, dévoilèrent que cette nécessité de religion n’était importante en soi que parce qu’elle faisait appel au mythe, chatouillait l’archétype, permettait à la psyché et à la libido d’assouvir leur nécessité d’activité symbolique... : en somme une activité vitale aussi respectable et nécessaire que le boire et le manger...
Ceux qui agitèrent le spectre de l’Armaguédon s’abattant sur des sociétés sans croyances se retournent depuis dans leurs tombes. L’Opus Dei explose le box office américain et le prêtre albinos super méchant est en vente dans tous les magasins de jouets au rayon Darth Vador. Entre Liverpool Street et Oxford Circus, le monotéisme ne nourrit plus son homme. Quant à Sydney, Toronto, New-York, elles se tappent fort sur le bide quand on leur parle de toutes ces superstitions monotéistes.

C’est que depuis le concile Vatican I [2], les dieux à adorer sont arrivés par camions ! Et les capitalistes ont très vite lâché leurs comparses en chasuble -vraiment trop archaïques- pour fêter comme il se devait les nouveaux instruments d’abrutissement qui, à la différence des anciens, administraient la « peur » d’une façon beaucoup plus rationnelle et bien plus proche des nécessités économiques du capital... Rien de nouveau me direz-vous ?

Rien n’est moins sûr car ses derniers temps, on a voulu voir dans le fanatisme des « néocon » de la camarilla Bushienne un renouveau religieux du monde capitaliste. C’était aller un peu vite en besogne. Disons plutôt que cet attentat doctrinal de l’Occident Chrétien en mal d’identité et pour tout dire en perte de vitesse spirituelle et idéologique fut amplifié par des médias peu scrupuleux. Faire une prière avant un bombardement de civils barbus et/ou voilés est un acte qui soulève de plus en plus de protestations aux Etats-Unis.

L’Anglo-saxon assouvit sa vitale nécessité d’existence symbolique à mille lieues des bancs d’église. La comédie se joue sous d’autres portiques...

Paradis pour tous !

Dans le hit-parade des nouveaux Dieux, le premier de tous semble décidément imbattable. Un vieux de la vieille ! Déjà là en 1517 au moment de la Réforme et des premiers vrais débuts du capitalisme - et pour cause ! Il prend les traits d’une pratique nommée Taxa Camarae, instaurée par Léon X (1513-1521). On comprend que l’ère moderne n’est vue aucun pape s’appeler Léon. Voyez plutôt ! L’article 3, par exemple : « Le Prêtre qui dépucellera une jeune fille devra payer 2,8 livres.  ». L’article 14 : « Pour l’assassinat d’un frère, d’une soeur, d’une mère ou d’un père, on devra payer 17,5 livres ». L’article 12 : «  Celui qui noiera un de ses enfants devra payer 17,15 livres  » (c’est à dire deux livres de plus que pour l’assassinat d’un inconnu).

Vous l’aurez compris, cette lecture désopilante est tout ce qu’il y a de plus sérieux puisque ces sommes servaient à s’acheter le... Paradis. Malgré leur détracteurs occidentaux, les Musulmans n’ont décidément rien inventés !
Pour en finir avec Léon X, l’historiographie catholique se comporte en bonne mère puisqu’il fut Léon, le protagoniste « de l’histoire du pontificat le plus brillant et peut-être le plus dangeureux de l’histoire de l’Eglise  ».

Selon Max Weber [3], c’est cette voracité du nouveau Dieu, on ne l’appelait pas encore dollar ou euro, qui aurait fait du protestantisme la religion par excellence du capitalisme moderne. Bien malin qui oserait dire le contraire aujourd’hui surtout si l’on a eu la chance de se promener et de travailler en plein coeur de la City ou de Wall Street.

Lady Di, en chasseresse...

Continuons notre excursion dans les méandres de l’activité symbolique de nos neurones post-modernes et arrêtons-nous encore une fois devant les grilles inondées de fleurs de Buckingham Palace. La tendance partout en Occident est d’avoir assimilé cette nouvelle version de l’adoration du veau d’or à un phénomène majoritairement féminin alors qu’il s’agissait d’un phénomène de masse. L’autre erreur d’analyse a souvent été d’y voir une irruption inexplicable et inexpliquée qui en soit confortait les théories mythificatrices, entretenant ainsi le phénomène et son mystère quasi divin et planétaire.

Nous y voilà ! Fraîches descendues du camion en provenance de l’Olympe post Glasnosc ; les familles royales. Ne nous y trompons pas ; ces inutiles sont paradoxalement très nécessaires. Le star système, Big Brother, l’actualité « people », sont le dernier cri de l’activité symbolique déployée par notre psyché païenne ! Et la encore, la libido n’est pas du tout un monopole du « féminin ». En Angleterre, les trois millions de personnes qui achètent quotidiennement le « Sun » ou le « Daily Sport » sont en majorité des hommes. Les fameuses playmates aux seins nus en deuxième page n’ont eu du succès que parce qu’elles parlaient de leurs vagins dans les pages suivantes. La psyché des hommes sans dieu n’a-t-elle pas elle aussi droit à une activité symbolique, a une projection cosmique dans les sphères de la réalisation de l’individu globalisé ?

Le vagin immaculé de la vierge Marie, étalé sur les pages du Nouveau Testament, succédant à celui d’Isis, la déesse fondatrice de la Mater occidentale, a laissé la place, après presque 2000 ans de gros titres, à ceux de nos playmates ; Beckham, Lady Di (ah ! l’hérétique vagin de Lady Di offert à un « arabe » a fait les colères, les délices et les choux gras de la presse sacramentale), Lady Di en tête, dis-je, ouverte 7 jours sur 7 dans les feuilles de la bible moderne qu’est le tabloïd. Un pain quotidien, en quelque sorte qui n’a plus besoin du prêtre et de sa transsubstantation. Jésus Christ n’est plus sacrifié 50.000 fois par jour [4] ; la nouvelle transsubstantation assimilé à l’acte d’achat, se répète, elle, des centaines de millions de fois ! Les nouveaux Maîtres, décidément, ont su se mettre à la page de la mondialisation.

« Panem et Circum »

Reprenons notre périple dans le temps ; enfonçons-nous un peu plus dans l’Antiquité, à l’époque romaine et retrouvons l’opium suprême, celui que glorifiait le siècle même de Péricles. Sénèque, Suétone et d’autres furent les premier à regretter cette fascination pour les arènes et les stades qui n’ont jamais désempli depuis. En juin et juillet 2006, ils seront même littéralement plein à craquer.

Le 9 juillet 2006, le match final de la Coupe du Monde de football se jouera à l’Olympiastadion de Berlin. Ces 90 minutes d’apothéose seront regardées par plus de deux milliards d’êtres humains -un tiers de l’humanité. « Et rien d’autre ne comptera pour elles ». [5] Le Pape qui est loin d’être demeuré a préféré se déplacer en Pologne juste avant le coup de sifflet du plus fameux « fait social total » [6]. Les commentaires sont superflus... Peut-être même ne ratera-t-il aucun match de l’équipe italienne...

Un dernier paradoxe...

Voilà un article maladroit qui prouve exactement le contraire de ce qu’il annonçait...

En effet, la réalité de la « planète football » -deux cent treize pays vont suivre la coupe du Monde alors que l’ONU ne compte que cent quatre vingt onze états, [7] montre assez bien que l’universalité du phénomène ne peut se concevoir que dans un monde ayant brisé le carcan des définitions marxistes, socialisantes et catégorisantes, une modernité globale et consensuelle mue par l’instinct démocratique des marchés en expansion... Car à travers le football, c’est toute la philosophie du monde libre qui s’exprime, le rôle de l’individu et du travail d’équipe vers un but commun : c’est en quelque sorte un message d’espoir lancé à la face immonde de l’intolérance...

Ces flots d’illusions seraient en effet merveilleux si le football n’était en soi un « sport politique » par excellence... Un sport qui, au-delà de toutes les ingérences proagandistes du système, a pour but de perpétrer un modèle d’assujettissement.

Les pauvres et les humbles en rafolent. C’est que ce sport réprésente assez bien leur propre destinée ; il constitue une métaphore de la condition humaine. « Car il donne à voir, selon l’anthropologue Christian Bromberger [8], l’incertitude des statuts individuels et collectifs, ainsi que les aléas de la fortune et du destin  » [9]. Pour des centaines de millions de jeunes à travers le monde, devenir « pro » est aussi un projet de vie, la possibilité d’échapper à la misère. C’est en soi le symbole d’une appartenance : à un pays, à une ville, à une tribu, à une classe sociale. Et bien au-delà du jeu en soi -qui en vaut bien un autre-, Freud y avait décelé cette nécessité de grand messe ; une communion, une appartenance à un être commun, cet abandon de soi dans une foule, cette métamorphose qui nous ouvre les porte de l’Etre primitif, de la horde primitive, un et indivisible, auquel nous appartenons tous.

Le football est l’écran cosmique sur lequel la Misère projette son évasion de l’enfer. Les financiers de tous poils l’ont très bien compris. Il sont même passés maîtres dans l’art d’accoucher les esprits...

Les idéologues du bonheur World Wide sont les alliés privilégiés de cette faune affairiste qui ramassent des milliards et ils puisent dans cet ultime achèvement du capitalisme moderne des forces considérables pour imposer l’idée d’une globalité inéluctable.

Londres, le 10 juin 2006


[1Lire « Le contrat social » de J.J Rousseau

[21869-1870

[3Lire « L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme »

[5Lire l’article d’Ignacio Ramonet : « Planète football ». Monde Diplomatique - Juin 2006.

[6Lire Norbert Elias

[7Cf. Note 4.

[8Lire : « Football et mondialisation ». Ed. Armand Collin. Paris. 2006

[9Cf. note 5.

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