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Où placer la polémique des « cartoons » antimusulmans ?
13 février 2006, par Philippe Nadouce

Le débat universel sous-jacent au scandale des représentations du prophète Mohammed est identifié, -non sans cynisme- par les médias du monde entier comme l’effet le plus probant du « choc des civilisations » qui symboliserait notre modernité. Un choc, n’oublions pas de le faire remarquer, qui opposerait la société occidentale policée et démocratique à une barbarie fondamentaliste et terroriste. Un combat entre le Bien et le Mal que les tables de notre Loi Sacrée célèbrent d’ores et déjà comme une victoire de la lumière sur les ténèbres...

Cette vision relève d’une pensée unique et a le mérite de servir à tous ceux qui croient en une division bipolaire du monde en ce début du XXIe siècle. Plongée au coeur de cet affrontement idéologique, l’Europe se débat entre rage et confusion et se voit obligée de redéfinir les limites d’une démocratie qu’elle même a négligée au cours de ces vingt dernières années ; années fastes cependant pour la philosophie néolibérale qui, très habilement, s’est fait le champion des droits de l’homme et de l’avènement de la liberté par les miracles du libre échange et du marché. Pour la plus grande partie de l’humanité, ces folles croyances et la démission des grandes démocraties ont contribé à la création d’un monde plus violent et dangeureux. L’équilibre naturel de la planète est sur son déclin ; une minorité s’est enrichie de façon colossale alors que la majorité des hommes s’est appauvrie...

Les nouveaux maîtres du monde sont aussi les maîtres de la réprésentation du monde [1]. Fort de l’expérience de la guerre froide, que les historiens commencent à découvrir aujourd’hui et qui ne fut véritablement qu’angoissante que pour les populations [2], les nouveaux maîtres savent ô combien il leur serait utile d’affaiblir encore un peu plus les démocraties occidentales. Ils ont réellement montré leurs intentions au lendemain des attentats du 11 septembre en supprimant, au nom de la sécurité des états, de nombreuses libertés fondamentales. Le camp de détention de Guantanamo et les centres de tortures de la CIA (dont certains sont implantés sur le sol européen) symbolisent à eux seuls l’ampleur de cette régression des libertés et de la dignité humaine.

Les mécanismes d’auto-défense des grandes démocraties ont réagi tardivement à ces coups de boutoir mais ils ont quand même fini par contenir la violence de ces assauts répétés contre la liberté. L’enlisement de la coalition anglo-américaine en Irak, la chute de popularité des leaders de la coalition (la Nouvelle-Orléans et les écoutes téléphoniques illégales pour M. Bush, les revers politiques de M. Blair qui doit faire face à une rébellion massive dans les rangs de son parti, aux ombres d’une centaine de soldats sont morts sur le sol irakien depuis le debut du conflit et aux reproches de ses partenaires européens pour sa gestion catastrophique de l’Europe pendant ses six mois de présidence, l’engouement socialiste qui gagne l’ensemble de l’Amérique latine, etc.) ont poussé les think-tank du néolibéralisme à diversifier leur discours. Leur idéologie s’essouffle mais ils savent admirablement utiliser, rationaliser, instrumentaliser et maximiser l’amour occidental pour la démocratie et la liberté en l’opposant au fondamentalisme destructeur des musulmans.

Les vraies fausses questions...

Tout aussi manipulés que manipulateurs, les médias occidentaux ont admirablement fait le relai de cette idéologie dans l’affaire des « cartoons » sataniques. Comment leur reprocher, en effet, de se jeter corps et âme dans une telle bataille, puisqu’il en va de la survie de la liberté d’expression, de la démocratie et son modele de vie pour lesquelles ils disent se battre tous les jours et dont la défense ne représente ni plus ni moins que leur idéal ? Cette croisade contre le mal, pleine de bon sens et de sagesse consensuelle, n’hésite pas à s’avouer prête au martyre quand elle prêche la désobéissance civile au nom de la liberté d’expression. Le journaliste John Llyod du Financial Times le déclare haut et fort dans son article : « Drawn into controversy » [3] : « La question que chaque journaliste devrait se poser est : aurais-je publié ces vignettes ?  ». Il y répond par l’affirmative et ajoute : « les médias occidentaux ont lutté sans cesse pour leur liberté et ne doivent pas fléchir devant les exigences islamiques  ». Il conseille même à ces médias de republier les vignettes pour que les gens s’en fassent une idée juste après la polémique [4]. Le public, amant de la liberté, aura compris et salué ces actes de solidarité entre quotidiens et télévisions de toutes les nations libres, reproduisant avec une bravoure qu’on ne leur connaissait guère les vignettes de la discorde... On pourrait en rester là et déclarer avec M. Lloyd notre étonnement devant la haine irrationnelle et fanatique que professent les islamistes contre notre modèle de Liberté et de tolérance... On regrette déjà de voir tout le monde s’en contenter...

On regrette surtout de ne pas recevoir plus d’informations sur les causes de cette supposée irrationalité des musulmans et par extension sur la haine des forces fondamentalistes et nationalistes -pour la plupart incontrôlables- qui bouleversent le monde depuis la fin de la seconde guerre mondiale. La vraie question en effet, n’est pas : « aurais-je publié ou non ces vignettes ? » typique d’un talk show télévisuel mais plutôt : « pourquoi avoir choisi cette question pour répondre au problème que nous pose le Tiers-Monde où nos ambassades sont aujourd’hui incendiées ? », ou encore ; « Quelles forces garantissent l’autonomie des journalistes par rapport aux actionnaires ?  » ou bien « Quelles mesures adopter contre la concentration excessive des médias ? ». Les réponses des journalistes et des intellectuels sont évasives, préoccupantes et contredisent l’affirmation de M. Lloyd [5] qui fête haut et fort l’indépendance que les médias ont gagné après des siècles de lutte...

Les discours ronflants et creux sont à l’ordre du jour car les problèmes qui nous occupent sont « rassembleurs » et créent un consensus que seul les ennemis de la liberté oserait remettre en question. Mais ce manque de curiosité et de ténacité nous a tout bonnement conduit à identifier cette haine irrationnelle des pauvres comme un trait fondamental, intrisèque, génétique de leur caractère, réactifs à toute forme de liberté et de démocratie et dont le parangon serait le fondamentaliste musulman, l’Irakien en lutte contre l’occupant, le Palestinien se battant pour exister dans son propre pays, le Kurde, le Tchéchène, etc.

L’émancipation des peuples

Des bribes de réponse à ce problème d’une grande complexité, pourraient voir le jour si, par exemple, on questionnait durement nos classes dirigeantes qui depuis le début de la décolonisation n’ont eu cesse de lutter contre le développement indépendant des nations du Tiers-Monde. Cette lutte a consisté en l’élimination pure et simple des projets émancipateurs qui prirent naissance dans ces pays. Projets qui dans l’ensemble prétendaient redonner aux peuples des alternatives locales de développement s’opposant aux impositions internationales des ténors de la géopolitique capitaliste et de la Banque Mondiale. Ces alternatives préconisaient généralement une redistribution des terres, des politiques agricoles, le désenclavement du monde rural, des réformes économiques et financières luttant contre des systèmes d’imposition toujours favorables aux riches, une meilleure gestions des ressources naturelles et de leurs revenus, une régulation des activités commerciales des multinationales occidentales, le développement des secteurs de l’éducation et de la santé pour les pauvres, etc. Et comme le fait remarquer Mark Curtis dans son livre « web of deceit » [6], même si les forces nationalistes n’étaient pas toujours inoffensives, dans beaucoup de cas, elles offraient des alternatives de développement qui en général auraient été beaucoup plus positives que celles imposées de l’extérieur. Les pays occidentaux ont préféré soutenir systématiquement les régimes qui favorisaient leurs intérêts ; la France en Françafique, l’Angleterre au Moyen Orient et en Afrique du sud, les Etats-Unis en Amérique centrale et du sud, etc., ont toujours lutter contre l’avènement de la démocratie. Pour ne parler, par exemple, que du Moyen-Orient d’où viendrait aujourd’hui cette haine irrationnelle contre la liberté (Moyen-Orient décrit par le Foreign Office britannique comme d’un prix vital pour toute puissance interessée par la domination) [7], un rapide coup d’œil sur le passé des interventions de l’Occident ne laisse pas de place au doute : en 1951, l’Angleterre et les Etats-Unis prennent la tête d’un complot contre le premier ministre iranien Musaddiq qui a commencé la nationalisation des champs petrolifères de son pays. Musaddiq sera déposé par un coup d’état organisé par le M16 et la CIA deux ans plus tard, en août 1953. Le Shah prend sa place. En octobre 1956, des forces occidentales envahissent l’Egypte du président Nasser. En juillet, c’est le tour du sanguinaire gouvernement d’Oman de recevoir une aide militaire pour lutter contre un mouvement nationaliste de libération qui sera défait en 1959. En 1958, la Jordanie est à son tour attaqué par la Grande Bretagne. En 1961, l’Occident intervient au Kuwait. En 1962, la CIA et le M16 couvrent des opérations militaires au Yemen du Nord. En 1964, commence la seconde guerre de « libération » d’Oman. En 1970, après bien des problèmes de « communication » entre le Sultan d’Oman et ses alliés occidentaux, celui-ci est chassé du trône et on y installe son fils, le sultan Qaboos, toujours au pouvoir aujourd’hui. En 1980, les mojahidins afghans recoivent leurs premiers entraînements pour lutter contre les soviétiques. Dans les années 1980, l’Arabie Saoudite signe des contrats d’armement colossaux avec l’Occident (1985 et 1988). En avril 1986, les Américains lancent des raids aériens sur la Lybie. En 1991, commence la guerre du Kuwait... Ajoutons à tous ces conflits celui de la Palestine, la guerre du Liban, les évènements du 11 septembre, la protection américaine de l’Arabie Saoudite, etc. Tout le monde sait depuis ce qui s’est passé dans cette région du monde. Ailleurs, la listes des interventions, des complots et des coups d’état en faveur de regimes répressifs au service des nations libres rempliraient des pages.

M. Lloyd, le Financial Times et avec eux une grande partie de leurs confrères occidentaux semblent se poser des questions sur leur rôle dans une société démocratique. Se remettre en question est un signe de vivacité psychologique et un remède contre le vieillissement et la caducité. Ils crient bien fort leur indépendance face à des marchés qui détestent les boycotts des produits occidentaux mais leur posent curieusement les mauvaises questions et évitent toute polémique susceptible d’entraver leur expansion... Ils crient si fort aujourd’hui le mot liberté qu’ils nous engagent à nous interroger sur le bien fondé de leur honnêteté...

Londres, le 12 fevrier 2006.


[1Lire l’article de Guy Scarpetta, « Pasolini, un réfractaire exemplaire » - Monde Diplomatique - février 2006

[2En effet, il s’avère que les élites des deux camps avaient gardé la tête froide face à la propagande catastrophistes qui émanait de leurs administrations respectives

[3In le Financial Times Magazine, fevrier 11/12 2006. page 10, “Drawn into controversy. Western media fought hard for their freedom and must not be bowed by Islamic demands”.

[4Republication, to allow free judgement, is a necessity, by the standards we have achieved”.

[5Lire même article.

[6Web of deceit. Britain’s real role in the world” de Mark Curtis. Page 37. Ed. Vintage original, 2003

[7Documents secrets du Foreign Office datés de 1947.

Messages

  • Merci pour votre article , je ne voulais pas parler de cette question car en tant que musulman je risquais de ne pas être objectif. Toutefois je me refère à mes articles "démocratie" et "Adam roi de la terre" de ce site pour confirmer que cette affaire s’inscrit dans la mouvance universelle de réduction des libertés individuelles au profit de celles des capitaux. Je dirais à ceux qui défendent la publication de ces caricatures au nom de la liberté d’expression que c’est effectivement cette liberté qu’on veut utilser pour réduire toutes libertés aux individus.
    La liberté de chacun s’arrête quand on porte atteinte à celle d’autrui. Mohammed est au dessus de toute cette manipulation que çà soit en tant que prophète (pour les croyants) ou bien en tant qu’homme pour les historiens honnêtes et objectifs puisqu’il a apporté un projet de société qui a énormément contribué au développement de l’humanité et ceci en commançant par des bédouins barbares d’arabie qui enterraient leurs filles vivantes. Celui qui a publié ces caricatures ne s’intéressait donc pas à la personne de Mohammed mais au milliards de musulmans qui le suivent. A t on le droit de traiter son voisin de terroriste au nom de la liberté d’expression ? bien sur que non , on serait poursuivi en justice et condamné à payer des indemnisations. Il faut donc imaginer un milliards de procès contre ces journaux !
    Le but est donc de pousser à la révolte et d’alimenter le terrorisme pour réduire les libertés des individus ; il ne faut pas oublier que le 11 septembre aux USA et ses conséquences ont enfanté le 11 Mars en Espagne. Ce que je dirais donc aux musulmans et aux non musulmans c’est de ne pas tomber dans ce piège , pour les premiers Mohammed n’est jamais touché par ces pratiques et pour les seconds ne vous détournez pas du vrai problème actuel de ce monde qui est la prolifération des injustices en vous déclarant prêts à mourir pour défendre une "pseudo liberté d’expression" car vous risquez de perdre toute liberté même la plus élémentaire.

  • Je trouve, cher Monsieur, votre article objectif et plein de bon sens. C’est une véritable dénonciation de l’hypocrisie et de la duplicité qui soutiennent une démocratie qui a été vidée de toute sa substance. Le monde occidental , sous couvert démocratie et liberté, s’est malheureusement livré à un wandalisme intellectuel, factuel et moral qui l’a plongé dans une sucpicion dont il ne lui sera désormais plus facile de se départir. A bon dénonciateur, Salut

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