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La question

Henri Alleg

16 octobre 2004, par Philippe Nadouce

Célèbre témoignage du directeur de Alger Républicain, sauvagement torturé pendant une trentaine de jours par les paras français en 1957... Récit d’autant plus surprenant qu’il fut écrit 4 mois après les faits. Le ton est remarquable. Henri Alleg a su passer outre le réglement de compte ; armé d’une dignité exemplaire et d’une croyance indéfectible en l’homme, il nous a laissé un des documents les plus importants de la décolonisation.

Un siècle pour effacer complètement les traces d’une guerre de la mémoire sensible d’une nation... En ce qui concerne l’Algérie, en aurons-nous encore pour 50 ans ? Après un conflit colonial d’une telle ampleur, les actes insensés d’hommes puissants et sans scrupules contribuent encore aujourd’hui à donner aux cent ans hasardés à l’instant un incontestable accent réaliste.

La France pense-t-elle, à l’instar du quai d’Orsay, que nous nous sommes mis les Arabes dans la poche ? S’acheter officiellement une bonne conduite, se promener main dans la main aux Portes du Désert avec les dictateurs maghrébins du jour, les traîner ensuite sur les Champs-Elysées, les présenter comme des démocrates accomplis, récolter dans la presse française une moisson d’analyses optimistes sur notre place dans le monde arabe ; voilà qui a son petit effet sur l’opinion publique déjà très au fait des agissements de ces Messieurs dans le pré carré africain [1].

Deux journalistes enlevés en Irak. Depuis le début de cette guerre, rien d’aussi alléchant ne leur était tombé dans l’escarcelle. Moment idéal pour à nouveau tout mélanger... Les professionnels de l’information, fidèles au poste, ne sont pas en reste ; marchands de canons, rebaptisés groupe médiatiques, ils ont les yeux rivés sur l’horizon des 15 pour cent annuels d’augmentation du profit. Leurs nouveaux prophètes lancent alors que couper la téte à d’innocents français est un acte de barbarie. Oui, sans doute mais avons-nous bien regardé dans le fond de la marmite médiatique ? L’homme de la rue qui a l’habitude d’y tremper le bout de sa cuiller s’indigne ; comment peut-on assassiner les protecteurs du monde arabe ? Quelle ingratitude ! Et nos hommes politiques, tous bords confondus, d’acquiescer dans un soupir, les mains levées au ciel.
Même si la tête de ces deux journalistes ne roulent pas dans l’osier -le chauffeur, vous parlez !, le business médiatique et politique a été rondement mené.

Un cheveu sur la soupe...

Mauvaise période alors pour ouvrir le livre de Henri Alleg (éditions de Minuit) : « la Question ». Pour tout dire, la préface ne présage rien de bon. Les nouveaux chiens de garde, pour un peu la trouveraient démoralisante et défaitiste, voire même criminelle, anti française et anti démocratique !
Alleg, un français, directeur d’Alger Républicain, -interdit en septembre 1955- se voit obligé de passer dans la clandestinité douze mois plus tard. Il est arrêté le 12 juin 1957 par les parachutistes français... Il restera entre leurs mains pendant un mois (c’est le récit de cette détention qu’il fait dans ce livre).
Comme lui, des centaines, des milliers de civils sont arrêtés à leur domicile, dans la rue ou sur leur lieu de travail. Aucune charge contre eux n’a été retenue ; on les interne dans des camps (Berrouaghia, Bossuet, Paul-Cazelle, etc.) sur simple décision administrative... « ...entassés quinze ou vingt dans des pièces [...] où ils dormainent à même le ciment. Ils étaient consatamment dans l’obscurité, des jours, des semaines durant -quelque fois plus de deux mois ». Là, sans avocats et sans droits, ils cessent d’être des humains ; et après bien des traitements barbares, la majorité d’entre eux disparaît. Les tortionnaires, les bourreaux sont désignés de longues dates. Pourtant, ils continuent de servir leur pays en toute impunité.
Quant aux survivants des geôles, ils se heurtent à des instructions judiciaires qui nient les faits... Alleg est du nombre.

L’exergue du premier chapitre : « En attaquant les Français corrompus, c’est la France que je défends », ne laisse aucun doute sur ce qui va suivre. Nous aurons affaire à un témoignage qui se veut sans haine ; digne. Et c’est en effet ce que nous trouvons. « je n’oserais plus parler encore de ces journées et de ces nuits de supplices si je ne savais que cela peut-être utile »...
Ces préambules terminés, nous plongeons sans transition dans l’horreur.
A peine arrivé, Alleg voit des « prisonniers jetés à coup de matraque d’un étage à l’autre et qui, hébétés par la torture et les coups, ne savent plus que murmurer en arabe les premières paroles d’une ancienne prière ». Des nuits entières pendant trente jours, il entendra hurler des hommes que l’on torture. Des femmes aussi sont amenées et enfermées dans l’autre aile du bâtiment : Djamila Bouhired, Elyette Loup, Nassima Hablal, Melika Khene, Lucie Coscas, Colette Grégoire et d’autres encore, subiront le martyre.

C’est l’estomac noué que l’on assiste aux préparatifs de l’interrogatoire. Ce que la scène renferme de choquant est la simplicité avec laquelle la victime doit se prêter au jeu. Alleg se déshabille seul, s’allonge seul, nu sur une planche noire, « souillée et gluante de vomissures ». On l’attache, on lui parle presque courtoisement : « ça va faire mal si vous ne parlez pas ».
On retrouve cette sensation d’irréel dans le film de Pontecorvo, « La bataille d’Alger », quand une trentaine de paras silencieux assistent à la torture d’un civil, interrogé au chalumeau...

Et puis, une barbarie sans nom commence. Une violence inouie ! Un sadisme qui crève l’âme ! Le supplice d’Alleg rempli des pages et des pages que l’on passe, haletant ! Un para prend le relais de l’autre. On l’asperge d’eau. On lui branche la pince tantôt sur le sexe, tantôt sur l’oreille, on lui plonge les fils denudés dans la gorge. Le courant soude sa mâchoire. Un martyre d’une horreur indescriptible ! Alleg tient bon. Les paras furieux lui disent : « Tu l’auras voulu ; on va te livrer aux fauves ».
Le fauve, c’est la grosse Gégène. « je sentis une différence de qualité. Au lieu de morsures aiguës et rapides qui semblaient me déchirer le corps, c’était maintenant une douleur plus large qui s’enfonçait profondément dans tous mes muscles et les tordait plus longuement ». Il ne parle toujours pas. Les paras changent de tactique ; un linge sur la tête, on lui applique le supplice du robinet ; il défaille mais reste muet... Enfin on le laisse tranquille. Cette première séance aura duré 12 heures. On le jette sur une paillasse couverte de fils barbelé.
Quelques heures après, arraché à son sommeil et on le rebranche brutalement aux électrodes...

Pas moyen de le faire parler. Les paras n’en reviennent pas. Il leur inspire même une certaine admiration... Un dur.
En métropole, pendant ce temps, on parle de lui, l’opinion publique est alertée. Les autorités françaises en Algérie s’inquiètent un peu de ce remue-ménage. Les séances de torture ne cessent pas pour autant...
De son côté, Alleg ne dénonce aucun de ses amis ; les tortionnaires varient alors les sévices ; l’eau, l’asphixie, les brûlures, les passages à tabac, les simulacres d’exécution, l’intimidation : « Ils avaient torturé Mme Touri (la femme d’un acteur bien connu de radio Alger) devant son mari, pour qu’il parle ». Il est terrorisé à l’idée de voir un jour apparaître sa femme... Il vacille. « Et brusquement, j’entendis des cris terribles. Tout près, sans doute dans la pièce d’en face. Quelqu’un qu’on torturait. Une femme. Je crus reconnaître la voix de Gilberte ». Mais il se trompe ; sa femme est en métropole. Il tient bon.
Et puis, après des jours et des jours de tourment, il ne sent plus rien : « ils pouvaient peut-être m’arracher les ongles ; je m’étonnai aussitôt de ne pas en ressentir plus de frayeur et je me rassurai presque à l’idée que les mains n’avaient que dix ongles ». Son corps, ses muscles, son âme ne répondent plus ; les coups, l’électricité sont inefficaces ; les paras sont impuissants... Dans un suprême effort, ils essayent alors le pinthotal. Scène à ne pas rater ! Des médecins font la besogne ! Pas plus de résultat.
La rumeur de l’exécution rôde autour de lui. « Il ne vous reste plus qu’à vous suicider », lui dit l’aide de camps du général Massu, le lieutenant Mazza ; envoyé comme ultime espoir... La métropole s’agitait. Le prisonnier devenait encombrant, les paras impuissants.

La maigre excuse que peuvent encore aujourd’hui utiliser les défenseurs à outrance de la raison d’état est que ces horreurs furent perpétrées par quelques centaines d’hommes tout au plus ; qu’il est insensé de juger une nation toute entière pour des exactions vieilles de 50 ans, etc. On retrouvera pourtant certains de ces hommes et de ces « groupes d’intérêts » dans toute l’histoire de la cinquième république [2] Les secteurs les plus extrémistes de l’armée, des services secrets et des réseaux foccartiens les ont utilisés et les utilisent encore pour leur basses besognes en Afrique francophone.
Lire le livre de Henri Alleg aujourd’hui n’est en aucun cas un exervice de dépoussiérage du passé colonial. Il est hélas d’une actualité brûlante ! Au-delà des tortures et des massacres perpétrés par la France depuis la fin de la seconde guerre mondiale en Afrique, il faut considérer ce livre comme une pièce d’un puzzle monstrueux. Celui du néo-colonialisme mis en place par De Gaulle et perprétré par ses successeurs jusqu’à aujourd’hui. Il est d’ailleurs recommandé de lire en parallèle des ouvrages qui vont dans le même sens ; tels que le très courageux témoignage de la juge Eva Joly sur le cas Elf [3], Francois-Xavier Verschave et sa Françafrique qui n’hésite pas à parler du plus long scandale de la république...

Londres, le 18 octobre 2004


[1Voir le livre de François-Xavier Verschave, « La Françafrique ». Ed. Stock 1999

[2Le colonel Roger Faulques, par exemple, un des tortionnaires de Henri Alleg, s’est rendu célèbre par ses interrogatoires à la villa Susini pendant la Guerre d’Algérie. On le retrouve ensuite dans tous les coups fourrés de la France en Afrique ; officier du 11e Choc (le service d’action du SDECE), il a commandé les « affreux » du Congo, constitué l’ossature de la gendarmerie katangaise et dirigea les opérations sécessionnistes katangaises contre les forces de l’ONU.

[3« Est-ce dans ce monde-là que nous voulons vivre ? ». Ed. Les Arènes. 2003

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